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Paroles Plurielles
16 janvier 2006

Millennium (Jean)



Comme dans les publicités sur écran large, sa Citroën XL fendait l'air. Le soleil déclinant illuminait le capot rouge. Karl Vernier exulta davantage quand le quatrième CD de sa sélection, la musique d'"Apocalypse Now", se fit entendre. Calé au fond du siège cuir noir, il accéléra encore, laissant sur place tous les autres véhicules. Tout lui réussissait. Il voulait, il avait. Il gagnait. Toujours plus de parts de marché, d'influence, d'argent, de sexe, de vitesse, de force irrépressible.
Ce soir encore, il serait le roi, celui que tout le monde attend. La fête du millénaire, l'avènement du chiffre rond, deux mille.
Rouen, la Seine, les bretelles d'autoroute, les torchères dans dans le ciel bleu nuit, bleu roi. Un entrelacs de tubes brillants, de cuves immenses. Il approchait. La soirée "Millennium" avait lieu sur un énorme cargo déclassé, près de la grande raffinerie Exxon. L'eau huileuse du fleuve, le métal rouillé, les spots qui trouaient la nuit, la dernière nuit avant le grand saut.
Dans une hâte grisante, il quitta l'autoroute. Des panneaux rouges et noirs, frappés de l'étrange logo de la soirée, fléchaient le parcours. La route, sinueuse et verglacée, zigzaguait entre les entrepôts, les stations-service, les parkings déserts. Au bout de trois kilomètres, il déboucha dans le noir. Plus d'éclairage public, plus de bars ni de night-shops, plus rien. Des murs de tôle, de la boue gelée.
Et au détour d'un virage, il les vit. Trois hommes emmitouflés d'anoraks usés, qui faisaient cuire quelque chose sur un brasero de fortune. Il les dépassa, leur jeta un regard et en fut épouvanté. L'un des hommes le fixa durement et pointa le doigt vers sa voiture en criant. Puis ils disparurent dans le rétroviseur.
La XL ralentit l'allure. On voyait de loin en loin des lueurs frémissantes entre les hangars. La neige se mit à tomber. Karl se détendit peu à peu. Plus que quelques kilomètres, dix tout au plus. Pas de quoi s'affoler pour deux squatters qui font cuire des merguez.
Une ligne droite, bordée de barbelés, dans le brouillard glacé. Devant la voiture, brusquement, un couple traversa la route dans une course éperdue et disparut dans la nuit. Karl tressaillit. C'étaient Nadia et Walter, il en était sûr. Elle portait sa robe en lamé noir, comme pour toutes les grandes fêtes. Il regarda dans le rétroviseur et y vit deux hommes en treillis noir qui traversaient la route à leur tour. Ils étaient armés d'objets brillants. Puis ils disparurent.
Karl commençait à transpirer, à manquer d'air. Le disque s'arrêta et ce fut le silence. Il déboucha sur une grande place bordée de maisons abandonnées sur trois côtés. Le dernier côté était occupé par un supermarché Carrefour encore éclairé mais désert. Un immense panneau oblong, illuminé par des néons, vantait le dernier modèle de téléphone portable, avec écran vidéo et fax satellitaire. Il s'arrêta sous le panneau, inspira profondément et sortit son portable de sa poche. Ses doigts composèrent le numéro de Police-Secours. Il expliqua, les squatters, les rues dans le noir, la poursuite près des barbelés. Le flic de permanence ne comprenait rien, le faisait répéter sans cesse, puis lui dit ne rien pouvoir faire, tous ses collègues étaient sur l'autoroute, occupés à sanctionner les excès de vitesse et les alcootests positifs. Après deux ou trois mots lénifiants, il conseilla à Karl de poursuivre sa route, puis raccrocha.
Karl grelotta, rangea le portable et démarra. Le carton d'invitation de la soirée Millennium n'était pas très clair, le plan trop sommaire. Où aller après cette fichue place ? Dans l'obscurité, il crut voir un panneau rouge et noir qui indiquait la petite route du fond à droite. Il n'osa pas s'arrêter pour vérifier et s'y engagea.
Les roues patinaient de plus en plus sur le verglas. On n'y voyait rien. Des barbelés, des baraques de tôle, des tas de gravats et de fers à béton. Bah, se dit-il, tout ça c'est une mise en scène, une mise en condition, et dans quelques minutes j'arriverai au cargo. Un parcours initiatique en quelque sorte.
Il sourit et se prépara à choisir un autre disque. Puis il freina net, mais trop tard. Il avait percuté des blocs de béton, au milieu de la route. Un cul-de-sac ? Le choc n'avait pas été trop rude. Il mit la marche arrière, mais ne fit pas trois mètres. Un nouveau choc sourd, un bruit de verre brisé. Il sortit dans le noir, laissant la portière grande ouverte. Les sièges de cuir brillaient dans la nuit. Sa voiture était une petite cellule chaude et éclairée au milieu de nulle part. Derrière la voiture, il trouva d'autres blocs de béton. D'où venaient-ils ? Ils n'étaient pas là l'instant d'avant. Brusquement affolé, il entreprit de les déplacer. Il se pencha.
Des mains gantées, venues d'on ne sait où, l'agrippèrent par les épaules, les chevilles, le cou. Il hurla, sentit qu'on le traînait, hurla encore. Un coup d'une extrême violence s'abattit sur sa nuque. Tout devint noir.
Quand il se réveilla, meurtri, gelé, il vit les quais. Pas de cargo. Ses pieds et ses mains étaient entravés avec du fil électrique. Il était adossé à une cabine de transformation. Il tourna difficilement la tête, entendit des rires, des éclats de voix, des flammes qui crépitaient. Des voitures luxueuses étaient garées çà et là, toutes portières ouvertes. Certaines d'entre elles avaient été poussées dans un fossé. Il vit un énorme tas de vêtements, des habits de soirée, des manteaux, des robes écarlates jetées les unes sur les autres. Et puis, tout à gauche, en tournant la tête jusqu'à la limite de la souffrance, il les vit. Une dizaine d'hommes qui buvaient et festoyaient, assis autour d'une dalle de béton. Il vit des corps entassés, nus, sur le sol. Et de grands quartiers de viande, qui tournaient lentement au dessus des flammes.

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Commentaires
F
Brrr...!
A
Objectif atteint. Montée progressive de la tension...L'horrible est là.
C
Voilà Jean, je publie dès maintenant ton texte car Berlioz et Didi (dans sa 2ème partie) écrivent aussi une histoire qui fait peur, plus qu'un texte autour d'une de leurs peurs)<br /> L'important c'est d'écrire, et comme je le dis à longueur d'ateliers d'écriture: la consigne est faite pour être dépassée...<br /> Ceci dit, j'ai lu ton texte d'une seule traite, en frissonant au fur et à mesure de ma lecture...<br /> Ce texte est drôlement "efficace" lui aussi dans cette montée vers la peur injectée à petites doses<br /> De normale (comme chez Berlioz) la situation devient lourde et s'enlise dans le bizarre, ce bizarre devenant de plus en plus effrayant
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