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Paroles Plurielles
28 janvier 2006

Il est 18 heures...(Alauda)

"Il est 18 h… et je suis en retard …"    se dit-il.   " Comme d'habitude…" 

Il  sourit à cette pensée. Un sourire un peu amer.

L'habitude… Est-ce bien le mot approprié ? Pourtant oui, en quelque sorte.

Elle attend depuis plus d'une heure. Elle est arrivée par le train. Elle commence sûrement  à s'inquiéter.  La route, la neige… et peut-être aussi le doute.    " Et s'il ne  venait pas, finalement ? " 

Après 11 ans de silence. Leur dernière rupture.

Il y en avait eu d'autres.

Mais peut-on parler de ruptures lorsque d'année en année, pendant quarante ans, on pense à l'autre quoi que l'on vive, où que l'on soit. Avec plus ou moins de souffrance, plus ou moins de présence, mais on y pense. Sans même y penser. On sait qu'il est là, tapi, au fond, comme un cancer. Avec ses rémissions. Et ses phases aigues.

Maladie chronique  que l'on porte en soi depuis l' enfance : l'autre.

Ils ont tenté de vivre ensemble. Ont échoué. Se sont séparés. Retrouvés. Déchirés. Ont essayé d' oublier. D'enfouir. De renoncer.

"Je vais la revoir aujourd'hui…"

            

Il ne presse pas le pas, malgré son retard. Il a du mal à voir clair en lui. Il n'a jamais été très doué pour analyser ses pensées, ses émotions. Elle, oui. Elle est la seule à avoir ce pouvoir de le mener à ce genre de choses. Il lui en a voulu parfois. Elle semblait  lire en lui à livre ouvert par moments.  Cela le dérangeait. Et le fascinait en même temps. Cette capacité de mettre en mots ce qui voudrait rester flou, secret. Ce qui fait mal. Seul, il gère beaucoup mieux tout ça. A sa manière. Volontariste, comme elle disait.  Avec tendresse. Ou agacement.

"Je vais la revoir aujourd'hui…"

Il a fait 400 kilomètres sur ces routes d'hiver, poussé par quelque chose qu'il ne  contrôle pas. Qu'il n'a jamais contrôlé.  Il ne se demande pas s'il a eu raison de dire oui  lorsqu'elle l'a appelé. Tout en lui  hurlerait le contraire.  Tout ce qui en lui se souvient de son anéantissement lorsqu'elle est repartie. Une fois de plus.

Toute une vie à se croiser et à se perdre. A se suivre, de loin en loin. A apprendre qu'elle s'était mariée  puis  re-mariée. Que lui  avait rencontré une "nouvelle compagne" ou qu'il avait rompu.

Il ne pratique pas le mariage. Il n'a jamais voulu s'engager. Avec une autre.

Elle, elle épouse, comme on conjure.  En désespoir de cause.

Ils auront si peu vécu ensemble, finalement. Dans la même maison. Parce qu'ensemble, ils l'ont été. En permanence. Mais séparés.  Ils ont passé plus de temps avec "leurs autres" que l'un avec l'autre. Leurs "intérimaires" " comme ils les ont nommés en souriant lors d'une de leurs périodes d'évidence.

"Je vais la revoir aujourd'hui…"

Onze ans sans se contacter. Ce n'était jamais arrivé. Ils n'avaient jamais tenu si longtemps. Elle, surtout. Ils ont failli y croire. Etre guéris.  Ils l'ont souhaité. Vraiment. Désespérément  L'un comme l'autre.

La première fois,  elle n'avait pas admis la fin de leur histoire. Même si c'est elle qui était partie. Le temps de se remettre de ses blessures, elle  s'était battue pendant des années pour le retrouver. Pour le reconquérir. Non. Pas pour le reconquérir. Ce n'était pas nécessaire. Pour parvenir à le convaincre qu'ils avaient encore une chance. Au début, il  ne voulait pas l'entendre. Il avait eu si mal. Il avait cru mourir. Il ne se sentait pas prêt à  en prendre de nouveau le risque. Puis il avait cédé.  Il avait repris ses ailes. Avait accepté un nouvel envol, auprès d'elle. Sans filet. 

Elle était repartie. Brutalement, tant la violence de son chagrin l'avait détruite. Jusqu'à l'âme. Elle l'avait laissé s'échouer seul, dans leur vie dévastée, .

Il était tombé malade. Il avait reconnu le goût de la mort. D'encore plus près S'était reconstruit lentement après l'opération de la tumeur où s'était concentrée sa souffrance. Avait rencontré une autre femme. Plus âgée que lui. Maternelle. Tout le contraire d'elle.

Il s'était reposé auprès de cette femme, la laissant le bercer doucement, sans trop de mouvements pour que les larmes ne débordent pas. Elle l'avait entouré de silence et peu à peu, il s'était endormi au creux de sa tendresse.

Elle aussi s'était entourée de silence. lovée dans d'autres bras offerts, pendant ces onze années. Cultivant l'ignorance avec détermination.

Un jour d'inattention,  elle avait ressenti la brûlure insoutenable de l'absence. Elle l'avait appelé comme on jette une bouteille à l'univers.

Il avait hésité. Pas longtemps. Malgré la peur.

Il  avait inventé une improbable histoire de séminaire pour donner raison à son absence, ce week-end.   

A-il été crédible ?   Il ne veut pas faire mal. Elle ne le mérite pas.

Pourtant, il n'a pas réellement la sensation de tromper  cette femme dont la douceur l'accompagne depuis  dix ans.

Il sait déjà que c' est elle, celle qui l'attend sur le quai, en haut de cet escalier, qu'il trompait.

Ou  lui.

Ils n'avaient que dix ans lorsqu'ils se sont rencontrés.

Aimantés l'un par l'autre.

Par quelle résonance ?

Est-ce  cette sensation d'être, depuis l'origine,  étrangers parmi leurs semblables ?

L'un en face de l'autre, ils se sont mis en miroir pour y traquer leur propre reflet. 

Peut-être est-ce là qu'a commencé le malentendu.

Et s'il leur avait fallu tout ce temps pour admettre qu'être différents des autres ne les rendait pas pour autant identiques ?   

Et se le pardonner.

Ils vont se revoir aujourd'hui. 

A mi-chemin de leurs deux vies en suspens.

Il est 18 heures… 

Ils ont cinquante ans.

Il n'est peut-être pas si tard…

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Commentaires
A
Ce commentaire est ... détonnant ! Je l'interprète positivement... Mon ego a envie de ronronner !<br /> <br /> merci Anaïs !
A
Wouaw....
C
Quel texte profond, tout en finesse de sentiments, très très bien écrit...<br /> C'est tout bon, Alauda...magnifique<br /> Ce texte émeut, touche...<br /> merci
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