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Paroles Plurielles
3 mars 2006

Naissance. (Pivoine blanche)

Naissance.

Je me suis finalement mise au lit.

E*** continuait de travailler, de monter ses cadres, imprimant ses dessins,
coupant le carton pour obtenir de beaux, de magnifiques passe-partout
biseautés, collant le papier gris perle sur le carton, admirant l'oeuvre,
exposée sur son chevalet, avant de la mettre sous verre.
Les cadres s'entassaient un à un, dans un coin de l'atelier.

J'entrevoyais sa silhouette, allant et venant dans l'appartement, alors que
j'essayais de me reposer. Mais nous étions en plein mois de juin, un mois de
juin torride, et dehors, c'était le bruit incessant des klaxons et des
trompettes - car c'était soir de demi-finale du Mondial et ô stupeur, les
Diables rouges étaient arrivés... En demi-finale. Les soirs de matchs, dans
la rue très passante, voisine de la nôtre, c'était un cortège incessant,
bruyant, de voitures pavasoiées, mais je m'y étais habituée.

Tout de même, difficile de dormir dans ces moments-là!

Alors, je soliloque: je te parle mon petit, doucement, doucement, toi et
moi, on se prépare...

Je n'arrêtais pas de me demander: si l'enfant venait à naître le jour du
vernissage, au moment même où mon mari devrait être à son exposition et à
celle de ses élèves? Que choisirait-il ? L'expo - car il était obligé d'être
là? Ou son épouse? Qui ne pouvait tout de même pas accoucher sans lui?
Devrais-je appeler ma mère, pour m'assister, si jamais il ne venait pas? Je
souriais dans cet échange intérieur, dans cette discussion avec moi-même, de
ces représailles imaginaires (il me semble que je n'aurais pas supporté son
absence, en un tel moment, et pourtant, une telle occurrence pouvait se
produire et me faisait vraiment trembler), mais nous étions à trois jours du
vernissage, et j'avais encore 72 heures devant moi pour la naissance.
Pourquoi bâtir de tels échafaudages?

E*** va et vient, coupe, colle, je l'entends dans un lointain brouillard, je
suis bien, dans mon lit, la tête reposant sur les oreillers et je médite. Je
somnole de temps en temps, tandis que doucement, le sablier égrène son
liquide couleur d'encre, me rappelant par son étrange consistance le mercure
sans cesse fuyant des labos de chimie; je lis un peu, un roman pris au
hasard, que j'emporterai à la clinique, je ne sais pas vraiment me
concentrer sur ma lecture, puis, à nouveau, je m'assoupis.

Quelques heures plus tard, épuisé par ses heures de veille, il viendra me
rejoindre, ses cadres enfin prêts.

Il dort. Enfin. A côté de moi. Je le regarde, il se repose. C'est alors
qu'une douleur pointe au fond de mon ventre, ou dans le dos, elle voyage
tout autour de mon corps, puis disparaît. Silence. Réveil. Question?
L'enfantement serait-il proche? Comme on me l'a recommandé, après deux ou
trois assauts, je prends une aspirine et attends. J'ai déjà vécu une fausse
alerte, pas la peine de le réveiller pour partir et finalement devoir
rentrer bredouilles. Mais soudain, alors que mon aspirine est bien digérée,
la douleur se fait plus insistante, me prend toute entière...
Combien de temps a-t-il dormi? Une heure? Deux heures? Doucement, je murmure
à son oreille: "je crois qu'il faudrait y aller" - il me regarde, hagard,
"tu crois?"
Je fais signe oui, et grimace, car la douleur va maintenant crescendo et
bientôt, les vagues affluent toutes les dix minutes.

Nous sommes partis, dans la nuit noire, avec mes bagages et ceux de
l'enfant, les brassières mignonnement tricotées, posées dans du papier de
soie, les langes, que j'ai patiemment nominés (moi qui ne couds jamais!) -
les fines chemises, croisées... Tout le trousseau du "petit"...

Et je me sens grave, à l'aube de ce jour de naissance, qui restera comme un
étrange voyage au plus profond de moi-même. Comme un soudain échange entre
moi-même et l'enfant que je porte, l'enfant qui sortira, avec un puissant
cri de vie, un cri de vent debout, vers le monde et vers l'univers.

Nous sommes arrivés à la clinique alors que l'aube pointait.
Première des six ou sept délivrances de ce jour-là.
Je me pliais, me dépliais, étouffais une grimace de douleur,
tandis qu'il préparait le paquet avec les vêtements dont on habillerait
l'enfant.
De temps en temps, nous osions quelques pas, dans le couloir, croisant
d'autres parents, je marchais, m'appuyant à la main courante, croisais une
mère, nous nous regardions, puis retournions à notre tâche,

Des heures et des heures haletantes, chargées d'allées et venues, d'ordres
fébriles, de visites impatientes, d'une piqûre anesthésiante, des heures
alimentées par mon souffle enfin plus régulier, maintenant que la douleur
est calmée.

Lent avancement de la matinée, quand survient enfin le médecin et mon
soulagement quand il dit "on peut y aller, c'est maintenant".

Nous sommes partis, moi dans mon lit, muette, concentrée, E*** noir de
fatigue, mais bouleversé.
Et tandis que les couloirs, les ascenseurs, les parties d'hôpital défilent,
je me creuse, me creuse, descends, de plus en plus loin,

Aujourd'hui, mardi 17 juin, 13h30, j'ai rendez-vous avec moi-même et puis,
seulement, je te découvrirai...
Velours, satin et peau de pêche, yeux en amande,
Avec ton regard d'immensité,
Mon enfant

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Commentaires
C
Oui Pivoine, c'est étrange ...<br /> Tu as aussi choisi de parler d'enfantement, et de boen belle façon<br /> La douleur et la ferveur étroitement liées<br /> Merci pour ce beau texte
C
Bravo, Pivoine! J'aime ce mélange de tranches de vie. Elle et lui, chacun vivant leur enfantement... elle, un enfant, lui, une exposition. Et, c'est là toute la force de cette inspiration, elle et lui vivant aussi l'enfantement de l'autre, au-delà de ses propres fatigues, de ses douleurs, de ses préoccupations et de ses attentes. J'aime cette idée de rendez-vous avec elle qui précède celui avec l'enfant. Quand au départ, en plein sommeil et au coeur de la nuit, la situation me rappelle notre propre expérience. Fabuleux jour que celui d'une naissance, d'une création!
P
Eh bien, je ne l'ai vraiment pas fait exprès! Je viens seulement de lire le texte de Alauda... J'avais lu celui de Coquelicot, j'avais aussi songé à la toile, à la peinture, et puis, en écrivant, tout doucement, j'ai pensé à une naissance... Qui se préparait en même temps qu'une exposition... Curieux! Peut-être que les mots choisis induisent l'idée de création, de naissance, de venue au monde?
C
J'ai juste mis en ligne...sans lire je dois partir...)<br /> Mais je le ferai ce soir et mettrai alors un commentaire...
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