Où tu veux (Coquelicot)
Viens t'asseoir là...
- Où, demandai-je?
- Où tu veux, il n'y a pas de place réservée!
Mon choix fut vite fait. Aussitôt pensé, aussitôt réalisé, je m'installai confortablement sur la planche en dessous de la table. Assis en tailleur, protégé par l'épais tablier de bois de ce meuble massif, je me sentais à la fois au cœur du groupe et détaché de lui. J'étais le centre, sans être du cercle. Tout à la fois voyeur et point de mire de tous les participants.
Je savais que l'animateur de ce cercle de parole était perplexe, embarrassé par mon choix atypique… Cela m'importait peu … après tout, je n'avais fait que répondre à son invitation imprudente: "où tu veux" avait-il dit… Sûr, la prochaine fois, il tournerait sept fois sa langue en bouche avant de prononcer une consigne, fut-elle, à première vue, banale à ses yeux.
Un immense silence avait empli la salle. Sans oser aucune parole mais avec des regards qui en disaient long, chacun des participants s'étaient assis. Pas le moindre choix de leur part, ils avaient tous pris la chaise la plus proche, comme s'ils voulaient éviter une remarque, comme s'ils voulaient au plus vite faire preuve d'un comportement conciliant, comme s'ils voulaient rentrer dans le rang. Je sentis flotter un certain malaise, je dirais même, un malaise certain…
L'animateur devait réagir. Tandis que je l'observais d'un regard outrageusement attentif, l'animateur se racla la gorge, toussota deux fois, puis, après s'être lui-même lâchement assis à l'écart du groupe, sur la chaise que tous avaient considéré comme lui étant réservée, il finit par dire: "Maintenant que chacun est assis à la place de son choix … je vous propose, d'aborder le thème du jour: 'mon point de vue dépend toujours de la place que j'occupe' Qu'avez-vous à partager à ce propos?" …
Et là, ce fut pour moi un moment de triomphe. Personne n'osait parler devant l'incongruité de la question en regard de la position prise par le trouble fête que j'étais. Moi, celui qui n'arrivait jamais à en placer une, moi à qui tout le monde coupait la parole avant même que mes phrases ne terminent mes pensées … j'avais, dans le non-dit et le plus pur respect des consignes, muselé les diarrhées verbales de tous ces beaux parleurs qui n'imaginaient même pas mes frustrations, mes rancoeurs, mes combats désespérés pour me faire entendre au sein de leur groupe…
Ce fut le plus beau jour de ma vie de combat, le jour du triomphe du bègue que j'étais … et que personne jamais n'écoutait!