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Paroles Plurielles
26 mars 2006

Demain, on redescend! (Coquelicot)

Ils sont entrés, se sont assis bruyamment... C'était tout le poids de leur
fatigue, de leur peur, de leur peine aussi, qui venait se réchauffer au
fumet acre de la soupe aux pois que ma mère avait préparée. Dès le hurlement
lugubre de la sirène, Maman s'était figée. "Il se passe quelque chose à la
Batterie" avait-elle dit. J'avais huit ans, c'était la première fois, je
crois, que je l'entendais prononcer le nom du charbonnage qui, au bout de ma
rue, échangeait trois fois par jour des gueules propres entrantes contre des
gueules noires sortantes. L'enfant que j'étais ne connaissait que les
noires, celles qui, pour quelques sous, un bon péket et deux, trois jurons,
aimaient, avant de rentrer au logis, venir taper la carte sur les vieilles
tables en bois du café tenu par ma grand mère.
Ils sont entrés, se sont assis bruyamment … Puis ce fut le grand silence,
une énorme chape de peine, de fatigue, d'impuissance que seules rythmaient
les respirations asthmatiques de ces mineurs du fond. En quelques minutes
ils venaient de perdre ce logis. En une flambée, leur baraquement s'était
embrasé. Les maigres paquetages, les quelques lettres précieusement gardées
au fond de la vieille valise, les rares photos ou cartes postales du Pays
punaisées à la cloison, tout s'était envolé, brûlé, parti en fumée!   Ils
avaient crié, couru, lutté, improvisé des secours inutiles puis s'étaient
arrêtés, prostrés devant la perte de leur avoir.  Le voisinage s'était
mobilisé, la course aux couvertures, au linge de corps, aux vêtements avait
été menée tambour battant tandis qu'un peu partout les ménagères
s'affairaient à la préparation de repas. Dans le salon, sur le divan, dans
les fauteuils ou à même le sol, des gueules noires dormiraient ce soir à la
maison.
Ils sont entrés, se sont assis bruyamment … Maman a déposé sur la table la
grande casserole fumante et des quignons de pain. Comme elle voulait les
servir, le plus vieux, le plus usé, le plus noirs des mineurs s'est levé,
délicatement, il lui a pris la louche des mains et s'est mis à remplir
lui-même les bols disposés sur le bois. "Allez les gars, faut mangez … on
n'a pas le temps de pleurer … Demain, on redescend!".

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Commentaires
C
Quel texte touchant, Coquelicot! Il dépeint si bien le quotidien misérable de ces gueules noires, ces gueules d'amour en somme...Ces gens qui étaient prêt à tout, à survivre même our faire vivre leurs familles.Et la phrase finale, cette phrase qui en dit long , long, long...<br /> Ton écriture est belle...<br /> Tu m'as touchée en plein coeur, Coquelicot!
C
Que vos commentaires me touchent! Hé oui, j'attache de plus en plus d'importance à ces souvenirs qui remontent du fond de mon enfance. Si c'est ça vieillir, je suis content d'y arriver! Merci pour la chaleur de vos mots!
A
On s'y croirait..<br /> Hélàs pour tous ceux, courageux disparus...<br /> Et nous, on oublie, on ne s'est presque pas rendu compte....<br /> Merci pour eux de nous rappeler tout cela !
M
Très beau texte qui ravive le souvenir d'un passé pas si lointain. N'oublions pas que c'est malheureusement encore le quotidien de milliers de personnes dans une partie du monde où le 19ème siècle européen n'est pas encore révolu.
C
Merci pour ce beau texte plein d'émotions, de souvenirs douloureux. <br /> Ce témoignage sur le courage et la solidarité devant l'adversité fait du bien en ce temps où parfois on aurait la tentation de désespérer de l'homme.<br /> Charlotte.
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