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Paroles Plurielles
27 juin 2006

Voyage à l’autre bout du monde. (Bea)

Ce jeudi-là, avant de pénétrer dans la médina, le guide nous avait pourtant bien recommandé de rester groupés autour de lui.  Et il avait ajouté :

- « Nous entrons dans un véritable labyrinthe.  Tous les étrangers qui s’y sont aventurés seuls s’y sont perdus.  Gardez votre sac devant vous, et votre main sur votre sac.  N’engagez la conversation avec personne : leur seul objectif est de localiser votre argent ».

J’avais tellement bien intégré toutes ces consignes que, deux heures plus tard, j’étais là, perdue, seule, dans cette ruelle tellement sombre et pourtant inondée de soleil…  à cette heure, entre chien et loup, où on ne sait pas trop s’il fait encore grand jour ou presque nuit. 
J’aurais dû prendre mes jambes à mon cou, courir dans la direction du soleil, seule issue probable de ce labyrinthe.

Au lieu de cela, j’étais immobile, tétanisée…  et pourtant tellement sereine, comme si je devais nécessairement me trouver à ce moment-là, à cet endroit-là, et nulle part ailleurs.

Je l’ai entendu bien avant de l’apercevoir : le contre-jour ne me montrait que sa silhouette, mais cachait son visage.  Son pas était régulier, à la fois ferme et un rien hésitant.  Je devais lui faire un signe, lui demander mon chemin…  mon bras ne répondait pas, aucun son ne sortait de ma bouche.  Il a d’abord ralenti, puis s’est arrêté à ma hauteur en me disant :

- « Madame, que vous sentez bon ! » 

On m’a souvent dit cela…  mais jamais un inconnu ne m’avait abordée en parlant de mon parfum !

- « Etes-vous aussi muette que je suis aveugle ? »

Alors, je lui ai raconté : le guide, les recommandations, l’angoisse de ne pas savoir où j’étais…

- « J’habite juste ici…  voulez-vous venir vous rafraîchir et vous désaltérer ? »

Habiter juste ici ? La ruelle était tellement sombre, les murs tellement épais…  ne laissant apparaître ni portes ni fenêtres…  Je devais refuser, je ne devais pas engager la conversation.  Je ne devais pas m’aventure en ces lieux inconnus avec un aveugle dont j’ignorais tout.  Et pourtant, je lui ai emboîté le pas ; quelques mètres plus loin, il a poussé une grosse porte cloutée…  et, une fois dans son antre, la magie a opéré instantanément : quelle fraîcheur ! Quelle luxuriance d’odeurs, de couleurs ! Pur plaisir de tous les sens !

Mon hôte avait disparu ; je me suis installée sur un banc, à l’ombre et, alors que je m’attendais à ce qu’il m’offre une boisson froide, c’est avec une théière que je l’ai vu revenir.

- « Vous aimez mon jardin ? J’ai choisi chaque plante, son emplacement, pour l’harmonie des couleurs…  des odeurs…  mais aussi du goût…  j’ai préparé cette infusion en choisissant chaque ingrédient, chaque épice, chaque saveur, rien que pour vous ».

Je ne sais si c’est la boisson brûlante ou la beauté de ce jardin, toujours est-il que je me sentais comme engourdie, détendue, bien…  et alors, nous avons parlé.  Il m’a raconté ses souvenirs visuels, l’accident, pourquoi il s’est retiré au bout du monde…  pour oublier…  pour se reconstruire de l’intérieur…  je lui ai dit mes errances, mes forces, mes faiblesses, mes joies, mes déceptions, mes espérances…  je lui ai parlé de cet enfant perdu…  et les larmes ont coulé…  celles que je retenais depuis tant d’années…

Il m’a prise dans ses bras, a posé ma tête au creux de son épaule…  et nos gestes se sont rencontrés…  gestes de découverte…  à défaut de me voir, il voulait me toucher…  n’essayait pas de me troubler, et encore moins de m’exciter…  juste me découvrir…

- « Tu es tellement belle ! »…
- « Peut-être dis-tu cela parce que tu ne me vois pas ! »
- « Ta beauté rayonne dans ta voix, dans ton regard, dans ton sourire…  j’aime tes mots… »

La nuit était tombée depuis fort longtemps…

- « Je pourrais appeler un taxi pour qu’on te ramène à ton hôtel…  mais tu peux rester…  vivons un moment que nous n’oublierons jamais…  cultivons l’éphémère… »

Je devais être tombée sur la tête…  moi, habituellement si réticente, si farouche, j’étais sur le point de m’offrir à celui qui ne me voyait pas.

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Commentaires
P
joli moment de sensualité, merci pour ce beau moment de lecture :)
P
Ah! Moi aussi, j'ai lu ce texte avec plaisir. Il y a de la pudeur et de la retenue et beaucoup de délicatesse aussi dans ce petit conte... Bravo, Béa!
C
Bienvenue Béa dans cet espace de créativité<br /> Tu as bien fait d'essayer ta plume ici, car...je t'ai lu avec grand intérêt<br /> Tu as l'art de conter...et de capter l'attention<br /> Au début, c'est même assez angoissant, la tension monte, on se demande quoi<br /> Et cela se termine dans une très grande douceur...teinté d'exotisme, de parfums, de tendresse ...<br /> Bravo<br /> (Ce serait bien que tu lises la rubrique "commentaires" (un clic à droite, là). Il y a là toutes les indications pour m'envoyer les textes ...)
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