Le fond du verre (Monsieur Lepage)
Au matin, le verre était vide.
Je l'ai regardé. Je n'avais aucun souvenir de son contenu. Je ne me revoyais pas y boire. Ni même le poser là.
Jamais je n'aurais posé un verre vide à cet endroit, à mon chevet. Il m'intriguait terriblement.
Je me suis approché, et sans le toucher j'ai essayé de reconnaître les éventuelles traces qui seraient restées au fond.
Je n'ai rien vu, alors je me suis approché encore. Mes yeux passèrent la limite du bord, mais je n'y voyais toujours goutte.
J'ai entré la tête, avec une petite appréhension : j'ignorais si j'allais disposer de suffisamment d'espace de manoeuvre. Je me suis accroché au bord et j'ai poussé ma tête en avant au maximum. Rien à faire.
Je me suis dit qu'il allait falloir que je lâche prise. J'ai pris une inspiration et me suis laissé glisser le long des bords. Je n'avais pas d'accroche nette. J'ai lutté contre la panique en me disant que c'était la seule manière de savoir ce qu'il y avait au fond de ce verre.
Je me suis décidé à ne pas tenter de me retenir aux parois. Ma vitesse n'augmentait pas tellement, après tout. Le fond était encore loin. J'ai pris patience.
Des courants chauds m'ont porté sur une certaine distance. Une sorte de relief dans le fond attirait mon oeil. Je me dis que j'allais bientôt savoir.
Les formes que je percevais étaient en réalité un tapis de nuages dodus.
J'en ai suivi la surface un moment en écartant les bras. J'ai fait quelques pirouettes, pour frimer.
J'ai plongé à travers le nuage, et le fond m'apparaissait très sombre, d'un noir d'encre qui s'effilochait sur les côtés.
J'ai été environné de noir. C'était la nuit, certainement. Seulement, cette ombre collante ne me semblait pas naturelle. J'en débarassais mes mains, mes bras, mais elle revenait.
J'ai fini par distinguer un petit point rouge directement en dessous de moi.
En même temps, je me suis rendu compte qu'il ne fallait pas que je sache. Il ne fallait même pas que je m'approche.
Plus de nuage, plus de courants chauds, plus de parois, plus de bord, plus de table de chevet. Que faire ?
Je me suis retourné.
Je me suis débattu.
J'ai crié.
Au matin, le verre était vide.