Abîme (Lukeria)
Un matin d’automne. À peine sortie d’un sommeil tourmenté, elle se traîne devant la fenêtre, qu’elle ouvre en grand. Une profonde brume recouvre le paysage et vient envelopper tout son être comme un linceul. Elle y voit un signe, le moment de la délivrance est venu. Un triste sourire, ultime adieu à sa sombre existence.
Face au miroir, elle prend le deuil de sa vie, contemple une dernière fois l’image floue de celle qui bientôt ne sera plus, frêle silhouette noire sur laquelle flotte, comme un long ruban de soie, l’or pâle de sa chevelure.
Elle se rend là-bas. Elle gravit les escaliers si hauts, pour elle si petite, luttant contre le vent qui menace à chaque instant de la précipiter dans le vide, elle ne veut pas subir, mais choisir le moment de sa disparition.
Peu avant le sommet, elle s’agenouille sur une marche froide et indifférente comme la mort qui tout en bas l’appelle, et frissonne. Elle ne prie pas, il y a bien longtemps que Dieu l’a abandonnée. Ses cheveux volent et semblent vouloir la précéder dans ce grand élan vers l’abîme. Elle se sent prise de vertige. À ses pieds, comme des fantômes, les collines rient et dansent une macabre sarabande. Elle pose ses deux mains à plat sur la pierre glacée, essayant de maîtriser les battements désordonnés de son cœur. Quelque chose palpite donc encore tout au fond d’elle ?
Laisser le calme revenir et prêter l’oreille à cette petite musique intérieure qui lentement s’élève et lui murmure de regarder au-delà, tout ce que les nuages, telle une immense pieuvre, tentent de lui dissimuler. Elle ferme les yeux et voit. Des collines embrasées sous les rayons du soleil, douces et ardentes comme l’étreinte d’un homme aimant. Des jardins multicolores et parfumés où voltigent, insouciants, des papillons moirés. Elle tend ses mains dans un muet appel. Rester parmi eux dans le ciel, ne pas s’écraser. Elle rouvre les yeux et, tout au loin, aperçoit la mer, grise et démontée. Pourtant, c’est là qu’elle veut aller. S’asseoir sur les rochers et attendre… attendre que vienne cette heure bleue où l’eau comme son cœur seront apaisés. Alors seulement elle pourra partir vers le large, rejoindre son île, son « il ».
Si elle apprivoise sa peur et parvient à redescendre, c’est décidé, elle vivra centenaire !