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Paroles Plurielles
5 mars 2007

Maman est morte. (Elvire)

Ça fait huit jours exactement que maman est morte.

Vous êtes ici sur l’ile d’Houat, ça fait huit jours exactement que je n’ai pas écrit un seul mot. Le bleu des volets, c’est à grande couches rapides de peinture à bateaux que maman l’étalait chaque printemps. C’est que l’air salin, ça vous use le bois jusqu’à la corde. Et les tempêtes d’hiver, ça vous arracherait jusqu’à l’âme.

Vous êtes ici sur l’ile d’Houat et c’est là que maman vivait. Elle ne repeindra plus jamais les volets . C’est dans la petite remise attenante qu’on l’a retrouvée : voyez, c’est cette large et basse porte à votre gauche.

Moi, j’ai dit aux flics que j’écrivais, comme toujours et que j’avais rien vu rien entendu.

Depuis longtemps, je faisais semblant d’écrire, parce que maman pensait que j’avais vraiment du talent, autant de talent que mon père, et même plus. Et je ne voulais pas qu’elle me pose encore des questions. Ni qu’elle me parle sans cesse du vieux fou.

Des jours et des nuits passés à noircir des pages pour qu’elle me fiche la paix. De sa petite chambre au rez-de-chaussée, elle entendait le cliquetis des touches, et alors, seulement, elle me laissait en paix.

Des années passées à taper les mêmes mots sur des milliers de feuilles.

« je veux qu’elle me fiche la paix, la vieille, je veux qu’elle me fiche la paix. Je veux qu’elle me fiche la paix, la vieille, je veux qu’elle me fiche la paix. Je veux qu’elle me fiche la paix, la vieille, je veux qu’elle me fiche la paix … »

Ainsi pendant des pages et pages comme une litanie et sans un seul copier-coller. Chaque mot, chaque lettre tapée une par une pour qu’elle me laisse en paix sur mon ile derrière nos volets bleus.

Au village, elle disait à tous que son fils était un grand écrivain, que c’est pour ça que j’étais pas causant.

Au village, ils ont toujours eu peur de moi et de mes manières sombres. Alors, j’ai fini par ne plus sortir. Et puis, comme ça, maman ne pouvait rien savoir de ce que j’écrivais : toujours, derrière mon écran, je tapais.

Seulement, il y a huit jours, je ne sais pas ce qu’il lui a pris. Elle a dit que la Jeanine avait cherché sur Google et que je n’avais jamais rien écrit du tout. Elle a voulu voir mes mots. J’avais pas le choix. Fallait vraiment qu’elle me foute la paix, la vieille. Je l’ai trainée jusque dans la remise. Sur le ciment, sa tête a fait « poc ». C’est tout.

Ça fait huit jours que je n’ai plus besoin de faire semblant d’écrire.

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Commentaires
L
Quand Albert Camus écrit la première ligne et que Stephen King prend la suite…
C
c'est un texte terriblement efficace, qui avance inexorablement et cyniquement vers sa chute...<br /> Je viens de terminer la trilogie des jumeaux de Agata Kristof, dans laquelle se retrouve une histoire très semblable à celle que tu écris ici.<br /> As-tu lu ce livre?<br /> Si non, faut lire ça! c'est IMPITOYABLE
F
oups ... sont bien rendus ...
F
La référence est évidente, enfin en partie. Je pensais aussi à un film tout aussi inquiétant avec Michaël Lonsdale, professeur de philo qui écrit son chef d'oeuvre depuis plusieurs années sans jamais vraiment à y parvenir. <br /> Le suspense et la lourde atmosphère est bien rendue.
S
C'est très bien Elvire, toutà fait d'accord avec Pati, ton sens de la formule fait mouche ; et bien sûr, moi aussi j'ai pensé à Shining. J'aime la façon dont tu amènes le dénouement, progressivement, en mettant en place les éléments du drame. C'est très bien rythmé, beau boulot.
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