L'eau nirique (Tilu)
Il faut que je vous dise... j'ai menti! Si j'avais dit la vérité on ne m'aurait pas cru.
C'est tellement extraordinaire ce qui m'arrive. Je reconnais que c'est complètement invraisemblable.
Pourtant, cet étang, je le connais par coeur, j'y jouais enfant
déjà. Je m'y suis baignée, j'en ai fait mille fois le tour, à pied, en
vélo, à cheval.
Je peux vous dépeindre les yeux fermés ses contours, ses couleurs,
toujours différentes suivant la saison et l'heure du jour. Je peux vous
nommer tous les arbres et les plantes qui poussent tout autour. Je peux
vous énumérer les animaux qui y vivent et les oiseaux qui viennent y boire ou
y pondre.
Je suis capable de vous décrire les odeurs de vase ou de bois
moisi que l'on y respire du côté du vieux ponton, celles de noisette
et de mousse qui flottent alentour, dans les buissons.
Je peux vous raconter la chaleur moite qui y règne au mois
d'août ou le froid pénétrant et humide qui y sévit au mois de janvier. Je peux rendre tous les bruits que j'y ai entendus depuis
trente ans, au fil de mes balades: les chants des grenouilles les soirs
de printemps, le vrombissement des libellules en été, le clapotis de
l'eau les jours de brise ou le silence de la glace au coeur de
l'hiver...
Je suis imprégnée de ce lieu, mais jamais je n'y avais fait telle rencontre : d'abord cette couleur bleu-vert un peu fluorescente qui formait comme un halo tout autour d'elle, dans la lumière fuyante du soir, et puis ces deux ailes diaphanes et pailletées qui semblaient si fragiles et encore ces grands yeux sombres, ces minuscules oreilles pointues, ce tout petit corps fluet et gracieux, si bien proportionné, ses longues jambes fines et délicates, et cette odeur forte de pomme verte qui s'est mise à flotter dans l'air...
Non, non, je n'ai pas rêvé, mais j'ai menti... Ce n'est pas un papillon inconnu que j'ai pu observer hier soir sur l'étang, mais bien une fée, oui, une petite fée ailée faisant une petite pause et dégustant une airelle assise sur un nénuphar.