Le carnet à spirales (Colette)
Il faut que je vous dise… J'ai menti à ma plume lorsqu'elle courait sur les pages de mon journal…
Je lui ai fait écrire des déclarations incendiaires, des récits libertins et obscènes à faire rougir le marquis de Sade. Je lui ai livré mes fantasmes délirants, mes anecdotes coquines, mes pensées romanesques. Je lui ai dicté des choses insensées, impudiques, inconvenantes.
Docile, elle a emboîté le pas, a suivi le rythme cadencé de mes doigts. Complice, je l’ai emmenée sur des chemins tortueux et des impasses hasardeuses. Je me suis offert des amants à l’index, des princes de sang, des jeunes séminaristes, des vieux fortunés, des militaires en permission, des gardiens de la paix, des voyous en cavale, des bacheliers encore puceaux. Tous sont couchés dans mon carnet à spirales…
Il faut que je vous dise… J’ai menti à ma plume lorsque je me suis assise sur la grève. C’est la faute au ruisseau qui chuchote, à l’oiseau qui piaille, à l’arbre qui se marie avec l’eau. C’est la faute au temps qui court et qui me fait devenir femme…