Cousu main (Elvire)
J’ai presque une heure d’avance.
Juste le temps de me réciter une dernière fois ce qui fit le cours de ma vie : quartiers, languette, claque et baguette, glissoirs et contreforts ….
Je tiens entre mes doigts repliés cette photo que je laisserai sur son bureau .
Vingt ans que je bosse dans cette boutique. Vingt ans de ma vie à vendre des chaussures.
Du grand luxe, du cousu main, du haut de gamme, messieurs dames !
Aujourd’hui, j’ai presque une heure d’avance et c’est la vie qui me rattrape.
Elles sont devenues ringardes nos chaussures, elles ont pris du retard sur le temps.
Et moi avec.
Un matin, ils ont parlé de moi comme d’un senior. Senior, c’était le début de la fin.
Comme les clients se faisaient rares, trois vendeurs à chaque pied, ça en devenait presque risible.
Sauf que j’ai fais ma vie dans la chaussure.
Qu’importe mon costume, ma tête d’homme sérieux et mes allures rassurantes, sans mes chaussures, je suis un homme bien nu…
Alors voilà, j’ai reçu ma convocation pour l’entretien préalable dans les délais légaux.
Juste le temps d’aligner sur le sable tous les richelieux qu’il me restait en fond de stock. Il pourra le vérifier : l’alignement est parfait, tout comme l’était la conception sans faille de ce modèle à la fois simple et cependant très chic.
Au centre de cette architecture, je me suis mis à nu. J’ai quitté mes bottillons. Sans mes chaussures, et même avec ma belle allure, mon manteau sombre et mes belles manières, je ne suis plus grand-chose.
Voilà, j’ai presque une heure d’avance. Dans deux heures désormais, je serai un soi-disant homme libre… Je laisserai ma photo sur son bureau, et je m’en irai seul.
Autrefois, les esclaves seuls marchaient nu-pieds.
Je ne suis même plus un esclave. Juste un vieil homme. Trop vieux pour le boulot.