Comment j'en suis arrivé là (matarjeu)
Je suis le petit cousin de Pinocchio. Je n’ai pas eu la chance d’avoir un père comme Geppetto qui
habille, nourrit, envoie à l’école, tolère les caprices, pardonne
étourderies et mensonges. Mon créateur m’a tant rudoyé que je me suis
enfui. J’ai eu faim, j’ai volé des noisettes et des châtaignes pour
survivre. J’ai dormi sur des bancs dans les squares et j’ai eu froid.
Je me suis caché sous des ponts pour échapper aux gendarmes. Un
montreur de marionnettes m’a découvert un matin, errant dans la
campagne, à moitié nu car de méchants gamins m’avaient arraché mes
vêtements. Le saltimbanque a paru avoir pitié de moi. Il m’a emmené
dans sa roulotte et m’a donné une veste de lainage à carreaux que j’ai
enfilée avec grand plaisir. Il m’a versé un bol de soupe puis m’a
confectionné, avec un carton et quelque chiffons, une sorte de lit où
je me suis couché. Je me suis endormi après l’avoir entendu dire:
Demain, au travail. Ah, si j’avais su! Dans son petit théâtre j’ai dû,
chaque jour, jouer le rôle du vilain bêta qui se fait bastonner par
Arlequin. J’en ai reçu, des coups de bâton ! Plus les enfants riaient,
plus j’en recevais. Le soir je m’endormais en tenant ma pauvre tête
entre mes mains, assommé d’épouvantables migraines qui résonnaient
derrière mon visage de bois et me faisaient grimacer. Enfin un jour mon
bourreau s’est lassé du rictus inscrit dans mes traits, et il m’a
échangé contre un vieux tourne-disque. Ma vie désormais est
transformée. Mon nouveau maître, un brocanteur, se sert de moi pour
attirer le client. Je suis assis devant son stand, j’ouvre des bras
accueillants, les enfants s’arrêtent, me montrent du doigt: Regarde
maman, on dirait qu’il a une gueule de chien !
– C’est vrai, de chien
pékinois. Si je savais parler ou écrire, je pourrais abandonner ma
dépouille de marionnette. Oui, seule la parole ou l’écriture me
sauverait de ma gueule de bois.