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Paroles Plurielles
1 juin 2007

Les paumés du quatrième (Pati )

Le samedi, c'est plus tranquille. Il y a moins de monde. En général, je prend la petite table du fond. Celle qui jouxte la fenêtre donnant sur le parc. Mon regard se perd dans le balancement harmonieux des branches des grands chênes centenaires qui trônent au milieu de la pelouse soignée. C'est doux. Ça repose. Je sens mes muscles se détendre un à un, mon souffle reprend de l'ampleur. Mes mains enserrent mon gobelet de café, se réchauffent aux amères volutes. J'ai froid. J'ai tout le temps froid, ici.

Clinique des trois chênes. Se sont pas foulés quand même. Faut dire que ça sonne bien. Ça fait luxe. Calme aussi. Pour la volupté par contre... Vétusté, oui ! Crasse sur le haut des murs extérieurs, fissures le long des grands escaliers... Même le luxe est en lambeaux ici.

Ils sont six, cette semaine. Six abandonnés sur le bord de la route. On est deux à venir les voir. Les infirmières font ce qu'elles peuvent mais les pauvres ont pas le temps. Déjà, leurs sourires attentifs débordent en heures supp' sur leur temps personnel, temps perdu pour leurs familles, mais tellement précieux aux paumés du quatrième étage.

Manu s'est décidé à parler, ce matin. A confier ce qu'il souhaitait. Sa douleur. Ses deux gosses, qu'il n'a pas revu depuis plus d'un an. Vous l'auriez vu, si misérable, triturant une photo entre ses doigts, hésitant à remettre son trésor entre mes mains !
J'ai mis deux heures à le convaincre qu'il devait les faire venir. Qu'il devait les revoir. Au moins une fois. Qu'il pouvait le faire, que c'était important, pour eux aussi.

Et maintenant, assise au fond de la cafeteria, je la regarde, cette photo. Ils sont si mignons, ses gosses. Elle a l'air si paumé, la mère...
Comment je vais faire pour leur annoncer que son mari, que leur père voudrait bien les revoir ?
Une fois.
Qu'il aimerait bien étreindre leurs mains et pas les miennes ?
Qu'il ne les a quitté que pour fuir cette lueur de peur au fond des yeux de sa femme ?
Qu'il aimerait bien ne pas mourir tout seul, enfin si c'est possible.

Avant que le Sida ne l'emporte loin d'eux.

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Commentaires
M
Très beau...<br /> Et différent de ceux que j'ai lu... Tu as utilisé l'image vraiment comme une photo, tu n'es pas partie de là pour construire ton récit, c'était un élément de l'histoire...<br /> Merci pour ce joli texte...
P
merci beaucoup, rsylvie. vraiment :)
R
j'ai lu avec beaucoup d'attention et d'émotion ton texte... comme toujours tu nous transportes avec tes mots... et cette fois encore, meme si l'histoire est plus que tragique. ton écriture est belle... riche en tournure de phrases... touchante par le dévouement de ces infirmières, de ces bénévolles... généreuse par la bonté et le respect pour ces paumés du 4ème...<br /> merci Pati de nous dire si bien les choses.
O
Un texte magnifique, bien sûr, mais... Paroles plurielles n'est plus qu'un torrent de larmes.<br /> Peut-être le prochain thème proposé les sèchera-t-il... (?)
V
Quelle chute ! Ce texte est trés différent des autres. Je l'aime beaucoup.
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