Deux mondes (Farfalino)
«Le samedi c’est plus tranquille... tu parles !». J’ai écouté mon beau-frère et nous voilà englué dans cet embouteillage, sous ce soleil prometteur d’un barbecue à l’échelle d’une nationale. Voilà une heure que nous progressons comme les escargots de Prévert, à essayer d’occuper les gamins. Mon regard glisse sur le bas-côté, pour tromper l’ennui.
Une jeune femme accompagnée d’un garçonnet et d’une petite fille, campés à coté d’une caravane, fixent d’un air morne la cohorte stagnante des automobilistes calfeutrés dans leur frigo roulant. Du linge sèche paresseusement sur un fil. Avec ce soleil, l’intérieur doit être une étuve nauséabonde, je comprends qu’ils soient dehors. Vivre en permanence en caravane, dans la promiscuité, sans confort, ne doit pas être facile tous les jours. Je lis sur leur visage comme une déchéance éhontée, une vie au goût de croupi. J’imagine l’alcoolisme de la mère, l’absence d’un père, le défilé de beaux-pères dont on est content quand ils ne frappent pas, les vols à l’étalage, la survie grâce aux petits trafics à peine lucratifs...
«Le samedi c’est plus tranquille... tu parles !». Aujourd’hui, j’vois tous ces péquenots qui font du cul à cul depuis des heures. Et qu’est-ce qu’il a lui, avec ses yeux, à nous regarder comme ça ? Tu veux ma photo ? Tu te crois à Thoiry !? Et ça klaxonne, et ça pue et ça pollue... J’peux pas élever mes gamins dans ce mazout. J’vais dire au Tatoué, mon chéri, le père de mes enfants, qu’on va pas rester longtemps ici. Dès qu’il y a de la thune qui tombe, on fait le plein et on vide les lieux. On peut en profiter tant que les enfants n’ont pas encore besoin d’aller à l’école. Après si je veux qu’mes mouflets, la prunelle de mes yeux, sortent de la mouise dans laquelle je les ai faits naître, la maison bougera moins.
Je vais emmener mes gosses dans les bois histoire de respirer un peu. Maintenant que la table de jardin est propre après le goûter, on va pouvoir y aller. Francis, le tatoué, l'a récupérée aux encombrants, les richards jettent toujours des trucs bien. L’ombre des arbres nous rafraîchira, et j’ai repéré un p’tit ruisseau l’aut’fois, pas très loin. On cueillera des cyclamens. J’adore les fleurs qui sentent bon. Allez, venez les grenouilles, on va faire trempette.
La petite fille vient de me tirer la langue. Petite peste !