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Paroles Plurielles
5 juin 2007

Clichés (Selva)

Le samedi c’est plus tranquille. Il y a moins de monde. Je retourne au camp avec mon appareil photo . Elle est là avec les deux plus petits. Elle traverse le terrain et je ne vois qu’elle comme un soleil. L’éclair du flash. Elle lève les yeux et le soleil vire à l’orage. Pas de sourire sur son beau visage usé de fatigue. Le soleil a hâlé sa peau. Elle me fixe avec dureté sous les longues mèches de sa frange. Je ne bouge pas mais je jette des regards obliques pour voir si ses frères ou le reste de la famille sont dans les parages. Mais non, je le sais bien, ça fait des semaines que je les observe. Tout à coup je ne suis plus sûr de rien. Hier, ce matin encore, je ne pensais qu’à cette photo. Qu’à voler son image. Ou demander, peut-être. S’il vous plait, laissez moi prendre un cliché, juste un. Cliché, tu peux le dire, me nargue la petite voix dans ma tête. Cliché. Ce que tu imagines de sa vie. L’idée que tu te fais de sa pauvreté. Je lutte pied à pied avec la petite voix pendant les secondes infinies où la femme  marche vers moi, sans lâcher les enfants. Témoigner. Ce que je veux faire. Dire l’injustice. Me battre pour que ça change, me battre avec mes photos. Tu parles. Naïf que tu es. Elle me fait face. Je ne suis pas très grand, ni très costaud. Un instant, l’ombre d’un sourire étire un peu sa bouche et fait comme une brève étincelle dans ses yeux. Je suis si troublé que je la laisse prendre l’appareil à mon cou. Je veux parler mais aucun mot ne sort. Elle a une odeur  de vanille qui me tourne la tête. Elle tient l’appareil à bout de bras et réussit je ne sais comment  à prendre une photo de nos deux visages emmêlés tandis qu’elle écrase mes lèvres avec les siennes. Le baiser s’épanouit en coquelicot dans ma bouche. Puis elle me lâche et me rend l’appareil. Les deux petits, visage levé, contemplent la scène avec intérêt. Elle dit « Barre-toi, connard ». Et je m’enfuis, en effet, tandis qu’elle fait demi-tour comme si de rien n’était. Je cours tout au long du chemin de poussière jusqu’à la départementale où j’ai laissé ma vieille camionnette. Je cours jusqu’au labo et m’enferme avec des musiques jusqu’au moment ou dans les bacs les photos apparaissent  peu à peu. Elle avec les deux petits. Et notre baiser si mal cadré qu’on ne voit que nos mentons et des mèches de cheveux, les siens, bruns, les miens, blonds, un peu de son cou, et en arrière plan, au loin, toute la famille qui rentre en poussant de vieilles voitures d’enfant pleines de trésors dérisoires.

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Commentaires
R
une trés trés belle interprétation de la consigne ainsi que de la photo... <br /> c'est vraiment bien raconté. <br /> on est dans l'action tout le temps de la lecture. vraiment, c'est un trés bon travail.
S
bon jeu de mot sur "cliché".<br /> j'ai cru qu'elle allait lui piquer son appareil pour se venger...
C
Un fantasme de photographe bien décrit...
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