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Paroles Plurielles
23 juin 2007

Maldonne (Jujube)

Raymond Tergal avait donné rendez-vous à Bianca Trevira à l'entrée des Galeries Saint Hubert le 21 Juin 1964 à 17h précises. Bien sûr cette précision valait pour lui, mais il prévoyait en arrivant à 16h50 qu'il aurait besoin de patience avant que la pimpante Bianca, toute juponnée sur ses talons aiguilles, n'arrive en poussant ses petits cris si émouvants. Ou plutôt, non: il entendrait d'abord ses petits cris si émouvants, puis distinguerait Bianca parmi les passants, piquetant le pavé sur ses talons aiguilles, dans un remous de jupons. ...A moins qu'elle ne sorte des Galeries! Par surprise, muette, marchant sur la pointe de ses escarpins? Bianca ne manquait pas de ressources pour se faire aimer! Telles ces attentes au long desquelles Raymond variait les scénarios de leur rencontre.

On était donc parvenu au  21 juin 1965, et Bianca surviendrait bientôt avec ses petits cris, certes un peu affectés.... Ou bien elle poserait sur ses yeux ses doigts délicieusement frais, car on était déjà en décembre...Raymond gardait espoir. Durant tous ces mois, il n'avait pas faibli, et moyennant quelques courtes pauses relayées par le vendeur de journaux du kiosque voisin, il avait maintenu sa vigilance par tous les temps. Décidément, Bianca était impayable!

On s'était habitué à cette figure statique sans regard, toujours vêtue du même imperméable, devant la colonne droite de l'entrée des galeries. Si bien qu'en 1985, au moment de parfaire les décorations de Noël, l'employé le bomba à la peinture argentée, fondant Raymond dans un décor féerique de sapins et de cristaux de neige géants qu'il ne remarquait pas:il espérait Bianca, sa pelisse de renard blanc, l'unique cerise de sa bouche qui pousserait sûrement de petits cris désolés. Mais non! Le décor fut démonté, seul resta "l'homme Alu " auquel on jetait des pièces en le prenant pour un automate. On le trouvait plus vrai que nature, en fait, "plus vrai qu'une statue". On le contemplait aussi fixement qu'il était figé dans son attente. Quand il bougeait la paupière, les femmes glapissaient d'effroi. Pas du tout les cris de Bianca!

Un jour, hors du temps, il s'effondra. La presse locale mentionna cette fatalité bien compréhensible dans un entrefilet assorti d'une photo rappelant à tous cette figure familière de Bruxelles, "l'Homme Alu". Bianca le lut par hasard. sans penser au garçon adoré trente-quatre ans plus tôt( avant d'épouser Fred Banlon à Namur); ce salaud-là lui avait posé un lapin aux Galeries Lafayette.

Heureusement, le temps efface tout.

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Commentaires
L
Jujube, ton texte est beau, et bien émouvant. Très captivant aussi, je visualisais à fond les images que tu décrivais...
J
L'absurdité, n'est-ce pas aussi que le temps efface tout?
C
Bienvenue Jujube sur ce blog...<br /> Tu commences fort, c'est un bon texte, je veux dire vraiment bien écrit, et j'aime ça...<br /> Un texte absurde aussi, dont la fin boucle l'ensemble..<br /> C'est bien imaginé! Bien construit, avec des répétitions qui densifient l'humour cynique<br /> Par contre la consigne en tant que telle n'est pas vraiment respectée. L'homme alu ne donne pas une leçon de morale absurde..<br /> Mais ce texte si bien écrit, si bien mené, m'a plu énormément...<br /> A bientôt pour d'autres textes...
P
Certains y laissent leur cœur, ça se voit moins.<br /> <br /> Lui, il y laisse son corps et personne ne s'en inquiète.
B
cet homme n'était qu'esprit, et esprit obstiné
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