Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Paroles Plurielles
8 août 2007

Georges (Gino Gordon)

Ce que je venais de dire à la vieille marquise Guy de Ruy était  l'exacte vérité.
Elle avait posé sa tasse de thé et s'était figée tout d'abord avec une  moue d'incrédulité. Puis elle s'était levée avec difficulté, avait franchi à petits pas les quelques mètres qui nous séparaient de la fenêtre et poussé un long soupir sans cesser de fixer un point imaginaire sur l'horizon, au-delà  de la haie de tamaris qui barrait le fond du jardin en friche.

La marquise était un monolithe que la disparition de son mari emporté  par le choléra au Tchad soixante-dix ans plus tôt avait contribué à façonner précocement. La mort de son fils happé par une vague géante au large  des îles Kerguelen, puis celle de sa fille en couches au lendemain de la  victoire de 1945 avaient transformé la sémillante marquise en une sorte d'objet minéral.

À l'exception de Georges, son bichon maltais névrosé, qu'elle tenait en  permanence serré contre son sein lui laissant à peine le temps de faire ses  besoins, j'étais, en tant que médecin de famille depuis trente ans, le seul être  vivant avec lequel la marquise entretint un minimum de commerce.

Comme chaque année en octobre, elle s'était rendue à Guidel se  recueillir sur la tombe de sa fille. Ce qui n'était qu'une routine pénible était devenu  au fil des années une expédition périlleuse dont j'assurais à distance le suivi  médical au moyen de quelques produits dopants. Cette fois encore, le voyage, qui
s'accomplissait dans la journée, s'était bien passé, mais la vieille  femme était épuisée.
Pour la première fois, à cent cinq ans, la marquise entendait ce  qu'elle ne voulait pas entendre. On pouvait lire le désespoir sur ses yeux bleus  délavés.
Le monolithe se désagrégeait comme sous le coup d'une érosion soudaine.
Des larmes fines s'écoulaient le long des profonds sillons de la peau et je l'entendais distinctement marmonner " Ah, ça c'est le bouquet !"

Pourtant, j'avais pris des gants pour lui annoncer qu'elle avait oublié Georges dans l'autorail Lorient-Redon.

Publicité
Commentaires
G
Eh oui la marquise perd un peu la tête, mais à 105 ans, qui n'a pas oublié un bichon maltais dans un train :o)
P
J'ai adoré cet humour décalé! Bravo...
L
Wouah Wouah! Adorable de finesse! J'ai raconté cette histoire à mon doberman en lui promettant de ne jamais l'oublier dans un train! Pour varier les plaisirs du bichon maltais, il est toujours permis de lire ou de relire le poème que Gabriele d'Annunzio consacre à ses lévriers.
A
" Pour la première fois, elle entendait ce qu'elle ne voulait pas entendre..."<br /> Cette phrase et ta description de la vieille dame décrivent avec justesse une fin de vie bien pénible.<br /> Mais alors, le bichon névrosé, quelle trouvaille !
C
C'est vraiment très bien raconté.J'aime beaucoup
Publicité