Georges (Gino Gordon)
Ce que je venais de dire à la vieille marquise Guy de Ruy était l'exacte vérité.
Elle avait posé sa tasse de thé et s'était figée tout d'abord avec une moue d'incrédulité. Puis elle s'était levée avec difficulté, avait franchi à petits pas les quelques mètres qui nous séparaient de la fenêtre et poussé un long soupir sans cesser de fixer un point imaginaire sur l'horizon, au-delà de la haie de tamaris qui barrait le fond du jardin en friche.
La marquise était un monolithe que la disparition de son mari emporté par le choléra au Tchad soixante-dix ans plus tôt avait contribué à façonner précocement. La mort de son fils happé par une vague géante au large des îles Kerguelen, puis celle de sa fille en couches au lendemain de la victoire de 1945 avaient transformé la sémillante marquise en une sorte d'objet minéral.
À l'exception de Georges, son bichon maltais névrosé, qu'elle tenait en permanence serré contre son sein lui laissant à peine le temps de faire ses besoins, j'étais, en tant que médecin de famille depuis trente ans, le seul être vivant avec lequel la marquise entretint un minimum de commerce.
Comme chaque année en octobre, elle s'était rendue à Guidel se recueillir sur la tombe de sa fille. Ce qui n'était qu'une routine pénible était devenu au fil des années une expédition périlleuse dont j'assurais à distance le suivi médical au moyen de quelques produits dopants. Cette fois encore, le voyage, qui
s'accomplissait dans la journée, s'était bien passé, mais la vieille femme était épuisée.
Pour la première fois, à cent cinq ans, la marquise entendait ce qu'elle ne voulait pas entendre. On pouvait lire le désespoir sur ses yeux bleus délavés.
Le monolithe se désagrégeait comme sous le coup d'une érosion soudaine.
Des larmes fines s'écoulaient le long des profonds sillons de la peau et je l'entendais distinctement marmonner " Ah, ça c'est le bouquet !"
Pourtant, j'avais pris des gants pour lui annoncer qu'elle avait oublié Georges dans l'autorail Lorient-Redon.