Toujours plus loin (Jujube)
Ce que je venais de dire à la Marquise Guy du Ruy était l’exacte vérité.
Tressautant sur la banquette de la micheline qui ferraillait vers Tonnay-Boutonne, berceau des Ruy, elle me fixait pourtant d’un air interloqué, piquant sur moi un œil précis de poule.
-Encore une de vos inepties, Paul, ce n’est sûrement pas dans le journal !
Il est vrai que l’article relatant les premiers pas des américains sur la lune, et que je venais de lui lire, ne mentionnait pas cette assertion, mais je pris sur moi de la lui répéter avec conviction:
- Avec tout le respect que je vous dois, Madame, je vous le réaffirme: la terre est bleue comme une orange.
Elle rassembla tous les plis de ses fanons sous son menton, fort réprobatrice :
- Mon cher Paul, il n’y a pas lieu de vous laisser bouleverser par ces trois nigauds qui batifolent sur la lune, ne vous y mettez pas non plus! Renoncez à ces balivernes et lisez-moi plutôt la rubrique nécrologique.
J’insistai néanmoins, car la vieille dame m’était sympathique : « Accordez-moi votre confiance, Madame, fermez les yeux, écoutez-moi ». Lassitude excédée, ou abandon ? Elle fermait les yeux tandis que je lui répétais : « La terre est bleue comme une orange, jamais d’erreur, les mots ne mentent pas.» Et je la vis sourire !
- Incroyable, mon cher Paul ! Je l’ai vue ! Ronde, grumeleuse et bleue, toute petite là-bas du fond du cosmos! J’ai vu la terre du plus loin où vos mots m’ont portée!
Mon triomphe restant modeste, je me contentai d’un signe approbateur et ouvris le journal à la rubrique des deuils, assez conséquente ce jour-là. J’avais distillé la lecture de quelques faire-part lorsque je m’avisai que la vieille dame dodelinait du chignon, laissant dériver champs et pâturages au bord de la fenêtre ; je revenais subrepticement sur les pages sportives, mais elle se ravisa :
- Paul, mon ami, vous ne me croirez pas, mais c’est l’exacte vérité: la terre est bleue comme un petit pois !
Voilà comme la poésie vous fait explorer l’univers.