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Paroles Plurielles
10 septembre 2007

A la seconde près (Jordael)

L'horloge indique vingt deux heures trente, mais elle est en avance...
Stupide moi ! Il aurait suffit d'en acheter une autre, un modèle haut de gamme, à la précision atomique. J'ai toujours su que celle-ci avançait !
Certes, jusqu'à maintenant, ça n'avait pas vraiment d'importance. En temps normal, je n'accorde que peu d'attention à l'heure. Je suis un grand désoeuvré, voyez-vous. D'habitude, voir le temps glisser m'ennuie. Mais ces trois dernières semaines, la simple pensée que la veille horloge normande en chêne, posée sur le petit bonheur du jour en acajou de l'autre coté de la chambre, puisse avoir ne serait-ce qu'une seconde d'avance me torture. Allongé sur le dos parmi les coussins, le cou tordu pour ne manquer aucune des saccades de son horripilant balancier métallique, je me calme en pensant que la première chose que je ferai, quand tout ça sera terminé, ça sera de bondir dessus, de l'arracher le plus violemment possible du petit meuble en bois poli, et de la fracasser sur le sol. Et puis je la piétinerai, jusqu'à ce que je me sois calmé, ce qui prendrait certainement beaucoup de temps. Cette perspective m'est tellement agréable que je dois me retenir pour ne pas me jeter dessus dès maintenant.
Assis à coté du lit, Maître Bernault soupire. Un long soupir, très long, insupportablement long. Un instant, l'idée de lui faire subir le même sort que l'horloge me traverse l'esprit. Cela faisait plus d'un mois que nous ne nous adressions plus la parole que pour échanger des banalités polies. Au début, nous parlions un peu : j'étais tout excité à l'idée de faire enfin quelque chose de ma vie, et je daignait sortir de mon flegme habituel pour partager mon enthousiasme. Mais je dois admettre que nous épuisâmes rapidement les quelques sujets de conversations pour lesquels nous partagions de l'intérêt. Je m'occupai donc à de longues réflexions introspectives pour passer le temps.
Personne n'avait jamais vraiment cru en moi, vous savez, et j'avais toujours su que l'occasion de leur montrer ma vraie valeur me serait un jour donnée. Qu'importe. Aujourd'hui même, dans environ sept minutes, je vais réaliser, sous contrôle d'huissier, un exploit de dimension internationale. Moi, Jean-Luc Arnaud de Montéliart, je vais prouver au monde que je ne suis pas un incapable, un fainéant oisif et inutile à la société.
D'ici quelques minutes, je vais rentrer dans le livre des records. Je suis sur le point de détrôner Marie-Ulle von Allrecht, qui avait, à 34 ans, réussi à passer 85 jours 11 heures et 17 minutes à ne strictement rien faire, allongée sur le grand lit de la désormais célèbre demeure des von Allrecht en Haute-Baviere. La tête enfoncée dans les coussins, la moindre fibre de mon être raidie par la fierté de ce que je suis en train d'accomplir, je sens ma bouche s'étirer d'un large sourire. Un coup d'oeil à l'horloge. Je frémis : vingt deux heures trente sept. L'heure fatidique. D'un instant à l'autre, Maitre Bernault va se lever, me serrer la main, et officiellement m'annoncer la grande nouvelle.
Ça y est ! J'entends le frottement du tissus de sa veste contre le dossier du fauteuil !
Je tourne la tête, juste à temps pour voir l'huissier glisser de la chaise et s'affaisser sur le parquet, la bouche bée et les yeux grands ouverts.
"Certainement mort d'ennui", a dit le légiste. Chienne de vie.

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Commentaires
I
He he... Très sympa.
C
la chute effectivement est extraordinaire, la chute de l'huissier, la chute de l'histoire, les "chut" sur les fautes d'orthographe... on se laisse emporter, on attend, on se demande si on a bien prévu le paquet de kleenex, et...
M
Bienvenue et bravo pour ce premier texte, j'ai eu la meme idée que Ilescook, une lecture de testament. La fin, la chute plutot m'a beaucoup plu.
K
Une si belle chute !!!<br /> Bienvenue et au grand plaisir de te relire.
V
C'est vraiment drôle. Bravo :D<br /> Le pauvre...pffff! Tout est fichu!!!!!
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