A la seconde près (Jordael)
L'horloge indique vingt deux heures trente, mais elle est en avance...
Stupide
moi ! Il aurait suffit d'en acheter une autre, un modèle haut de gamme,
à la précision atomique. J'ai toujours su que celle-ci avançait !
Certes, jusqu'à maintenant, ça n'avait pas vraiment d'importance.
En temps normal, je n'accorde que peu d'attention à l'heure. Je suis un
grand désoeuvré, voyez-vous. D'habitude, voir le temps glisser
m'ennuie. Mais ces trois dernières semaines, la simple pensée que la
veille horloge normande en chêne, posée sur le petit bonheur du jour en
acajou de l'autre coté de la chambre, puisse avoir ne serait-ce qu'une
seconde d'avance me torture. Allongé sur le dos parmi les coussins, le
cou tordu pour ne manquer aucune des saccades de son horripilant
balancier métallique, je me calme en pensant que la première chose que
je ferai, quand tout ça sera terminé, ça sera de bondir dessus, de
l'arracher le plus violemment possible du petit meuble en bois poli, et
de la fracasser sur le sol. Et puis je la piétinerai, jusqu'à ce que je
me sois calmé, ce qui prendrait certainement beaucoup de temps. Cette
perspective m'est tellement agréable que je dois me retenir pour ne pas
me jeter dessus dès maintenant.
Assis à coté du lit, Maître Bernault soupire. Un long soupir, très
long, insupportablement long. Un instant, l'idée de lui faire subir le
même sort que l'horloge me traverse l'esprit. Cela faisait plus d'un
mois que nous ne nous adressions plus la parole que pour échanger des
banalités polies. Au début, nous parlions un peu : j'étais tout excité
à l'idée de faire enfin quelque chose de ma vie, et je daignait sortir
de mon flegme habituel pour partager mon enthousiasme. Mais je dois
admettre que nous épuisâmes rapidement les quelques sujets
de conversations pour lesquels nous partagions de l'intérêt. Je
m'occupai donc à de longues réflexions introspectives pour passer le
temps.
Personne
n'avait jamais vraiment cru en moi, vous savez, et j'avais toujours su
que l'occasion de leur montrer ma vraie valeur me serait un jour
donnée. Qu'importe. Aujourd'hui même, dans environ sept minutes, je
vais réaliser, sous contrôle d'huissier, un exploit de dimension
internationale. Moi, Jean-Luc Arnaud de Montéliart, je vais prouver au
monde que je ne suis pas un incapable, un fainéant oisif et inutile à
la société.
D'ici quelques minutes, je vais rentrer dans le livre des
records. Je suis sur le point de détrôner Marie-Ulle von Allrecht, qui
avait, à 34 ans, réussi à passer 85 jours 11 heures et 17 minutes à ne
strictement rien faire, allongée sur le grand lit de la désormais
célèbre demeure des von Allrecht en Haute-Baviere. La tête enfoncée
dans les coussins, la moindre fibre de mon être raidie par la fierté de
ce que je suis en train d'accomplir, je sens ma bouche s'étirer d'un
large sourire. Un coup d'oeil à l'horloge. Je frémis : vingt deux
heures trente sept. L'heure fatidique. D'un instant à l'autre, Maitre
Bernault va se lever, me serrer la main, et officiellement m'annoncer
la grande nouvelle.
Ça y est ! J'entends le frottement du tissus de sa veste contre le dossier du fauteuil !
Je
tourne la tête, juste à temps pour voir l'huissier glisser de la chaise
et s'affaisser sur le parquet, la bouche bée et les yeux grands
ouverts.
"Certainement mort d'ennui", a dit le légiste. Chienne de vie.