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Paroles Plurielles
14 septembre 2007

Sonate (Ondine)


L'horloge indique vingt-deux heures trente, mais elle est en avance. De
toute façon, pour lui, l’heure n’a plus d’importance. Les pendules ont
commencé à délirer il y a trois ans et ont fini par se détraquer entièrement
il y a six mois. Son regard embué se laisse happer un instant par les deux
fenêtres de l’église du quartier, yeux de hibou moqueurs.

Encore une fois, il a réussi à tenir sa promesse, ce serment fait il y a
quarante ans déjà, dans une petite salle de concert un peu minable. Il se
souvient combien le bleu de ses yeux l’avait transpercé à cet instant
précis, de la qualité si particulière de l’ombre qui effleurait la naissance
de son oreille, de la mèche de cheveux qui s’était échappée de son chignon
lâche, de l’ourlet de sa lèvre à peine teintée de rose. Elle s’était penchée
vers lui avec une lenteur presque vertigineuse et lui avait glissé quelques
mots à l’oreille : « Promets-moi que, quoi qu’il arrive, cette sonate
restera toujours la nôtre, qu’à chaque fois que tu la joueras, que tu
l’entendras, tu penseras à nous. » Elle avait déposé un baiser tendre et
léger sur ses lèvres avant d’être happée par un tourbillon d’amis. À partir
de cette nuit-là, ils ne s’étaient plus jamais quittés.

Un matin, des années plus tard, elle s’était réveillée désorientée, ne
sachant plus où elle avait déposé son violon la veille. Peu à peu, les
incidents se multiplièrent, comme si son cerveau s’était mis à phagocyter sa
propre matière grise. Impuissant, il avait vu disparaître par lambeaux la
femme qu’il chérissait. L’ombre de lui-même, il avait veillé sur le fantôme
de ce qu’elle avait été jadis. Dans les derniers instants, elle avait eu un
ultime éclair de lucidité et lui avait murmuré d’une voix rongée par la
faiblesse : « N’oublie pas notre sonate… »

Après six mois d’un silence presque total, il avait revêtu ce soir son
veston de concert, s’était assis dans la dernière rangée d’une autre petite
salle. Une jeune violoniste roumaine y donnait son dernier récital étudiant.
Au programme : Bach, Ysaÿe, Beethoven… et Franck.

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Commentaires
O
Merci à tous ceux qui ont cédé à la découverte de la version longue, grâce peut-être à l'enthousiasme de Papistache... Il faudra que je considère de le nommer agent! ;-)
M
c'est émouvant, tendre, et il y a la musique en plus !
A
Très beau texte, que ce soit dans sa version longue ou courte. Du grand art!
J
Hier, un client est venu dans notre magasin pour qu'on lui arrange 4 pantalons (d'ailleurs, on s'en fout du nombre)..Nous l'avons mis dans la cabine d'essayage et, nous nous sommes occupés d'autres clients...1/2 après, nous nous inquiétons de ce que devient ce client..nous le trouvons dans la cabine assis sur une chaise : "ah oui ! il faut que j'essaie ces pantalons ?"...Il vaut mieux des fois en rire pour ne pas pleurer (sa femme nous a dit que lui-aussi...)... Combien en avons-nous de ces clients, hommes d'affaire brillants, médecins, cadres, même un sénateur...dont le cerveau joue de sales tours !....J'ai constaté que + la personne a été intelligente, plus elle a le risque d'attraper la maladie d'Alzeimer....Non, ne prenez pas peur, ce ne sont que les élucubrations d'un petit cerveau... pour l'instant, votre cerveau a l'air de bien fonctionner...la preuve, vos jolis textes...mais, je pense aussi que vous êtes encore jeunes..nous avons beaucoup de clients, de la 4e, voir 5e génération...<br /> <br /> Je file lire la suite....
P
la compagne de mon père est atteinte de ce mal. tu décris très bien les affres du malade et de l'accompagnant. <br /> <br /> de très belles formules, toutes en douceur mélancoliqes... j'aime beaucoup. j'irai te lire, ondine :)
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