Comme une passation de pouvoir … ( Largo )
Eliane, la trentaine épanouie et pas conne, fête avec toute la famille les quatre-vingt ans de son grand-père. Lui, toujours superbe avec son opulente chevelure blanche et ses sourcils broussailleux, a conservé le physique athlétique et théâtral du patriarche incontesté.
La fête a lieu à la maison de campagne du clan. Au fond du jardin coule la Meuse. On y accède par un escalier aux rampes en fer forgé. Eliane s'y voit encore toute petite y glisser avec ses frères. Grand-père aussi rêve. Lui, de ses souvenirs dans la propriété qui lui a si longtemps servi de garçonnière. Personne n'est sensé le savoir, mais personne ne l'ignore. Auréolé des derniers effluves du barbecue, le jubilaire maintenant jubile et s'appuie à la rampe comme un plaideur à la barre. Ses yeux s'embrument et un silence attendri lui passe la parole.
Est-ce l'évolution de la vie, ses dernières lectures, les dialogues avec ses arrière-petits-enfants ou sa toute récente impuissance qui métamorphosent brutalement le beau ténor macho ?
Toujours est-il que Papy craque, se lance et fonce dans une impro au picrate ;
Oui, l'ex-imbibé aussi sec désinhibé se met à slamer devant toute sa smala exorbitée.
Il se déchaîne le vieux chêne, tout chenu, tout barbu et tout bitu.
Il s'imagine au volant d'une guitare piquée à un miteux sortant du mitard.
Il rote ses bons mots, comme jadis il ratait ses math.
Il a disjoncté, déjanté, disons que c'est le jeu déhanché qu'il joue enjoué.
Il a un succès fou et se fout de ses successeurs.
Eux se tordent de rire et lui de rire à leurs tords à eux !
Et, comme pour ne pas rater sa sortie, il sort comme un dératé :
" A toi maintenant, Eliane. "
Il la regarde avec une lueur de complicité au fond des yeux devenu joyeux et lui donne solennellement les clefs des lieux …