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Paroles Plurielles
23 octobre 2007

21. Le père Léon (Lorraine)

        Mauvaise surprise, le quai du métro est noir de monde. Tant pis! J’ai
rendez-vous au Ministère de l’Education, pas question d’être en retard.

        Ecrasée  contre un monsieur poli,  les yeux à hauteur  d’une casquette
qui me tourne le dos, les fesses frôlées avec insistance par des mains
habituées, je patiente! Le métro nous trimballe.  Quand j’émerge du
tunnel  et débouche sur  le  lugubre boulevard de l’Impératrice , tous
les immeubles me lorgnent de leurs yeux impavides.  Face à face, côte à
côte, ils s’épaulent.

        Dans le hall vitré, devant les ascenseurs quelques personnes énervées
et un vieil homme placide attendent «Il y a une panne, fieke (1)» me
dit celui-ci,Tu vas à pied peut-être?».«Non, enfin je vais
voir...». Ma tête lui plaît sans doute car il enchaîne:

        «J’habitais ici avant, il y a longtemps, j’étais le Père Léon du café
près du square. tu as connu? Non sans doute. Les gosses passaient et
me disaient bonjour, ils descendaient  la rue de la Rasière en courant,
et là où  c’est le Crédit Communal, tu vois, il y avait des arbres et
des bancs où s’asseyaient les vieux. Les gens parlaient, les soirs
d’été!»

        Lui se tait. Dans ses yeux bleus lointains je vois les souvenirs.
Presque machinalement, il conclut:

        «A la place ils ont mis des parkings de béton. Le tram ne passe plus,
il allait jusqu’au bois, les maisons ils les ont abattues, maintenant
on a de beaux buldings, des bureaux presque vides. Ca sert à quoi?
Allez, je t’ennuie fieke. Tiens, prends ton ascenseur, la panne est
finie. Je prendrai le suivant».

        Un sourire, un geste évasif. Je me dépêche.

        A quelques jours de là, «Le Soir» titre un entrefilet: «Désespoir
ou névrose?»: «Un homme sans papier s’est jeté hier de la Tour du
Midi. On ne sait comment il est parvenu au sommet, toutes les issues
étaient bouclées. Il semblerait qu’il s’agit d’un habitant du
quartier».

        La tête me tourne.  Le Père Léon?...

(1) «fieke» en bruxellois signifie «fillette» ou «jeune fille»

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Commentaires
V
C'est bien. Il y a une véritable ambiance, surtout avec le second paragraphe et ses immeubles personnifiés.
L
Il s'agit bien d'une détresse, Ilescook, de celles qui ne se montrent pas nécessairement mais finissent par user la résistance. Quand les ruelles que j'évoque ont été détruites et remplacées par ces sinistres bâtiments, j'ai été non seulement consternée mais "amputée", j'aimais ces quartiers animés, la jovialité des gens, la vie réelle, en fait. <br /> <br /> Merci, Ilescook, pour tes mots amicaux,<br /> <br /> Lorraine
I
Lorraine j'ai aimé ton texte... ton oeil inquisiteur qui s'attarde sur des personnages bien réeels...<br /> <br /> La détresse humaine tu sais si bien l'évoquer !
L
Je suis confuse, le chien, et flattée, bien sûr!<br /> <br /> Amitié,<br /> <br /> Lorraine
L
Merci, Querelle, j'ai recherché cette opposition qui constitue souvent la trame d'un désarroi chez les habitants des vieux quartiers, ancrés depuis si longtemps dans leurs habitude et un milieu qui leur était cher!
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