36. Sous terre (Chrysalide)
Mauvaise surprise, le quai du métro est noir de monde. Le pied sur
la dernière marche de l'escalier, elle hésite: remonter à l'air libre,
ou affronter la foule compacte. Elle opterait volontiers pour la
première solution, et de loin, mais elle s'est promis d'aller acheter
ces rideaux jaunes destinés à ensoleiller son minuscule studio. Elle
humecte ses lèvres soudain devenues sèches, serre convulsivement ses
clés dans la poche droite de son blouson, avance une jambe, puis
l'autre. Encore un pas, et la voilà cernée par ces êtres silencieux
prêts à bondir dès que le métro arrivera. Elle sent sa gorge se nouer,
un flot de lave lui ravage l'estomac, la pierre trop familière lui
comprime la poitrine, l'air dans ses bronches tout comme le sang dans
ses veines semblent avoir renoncé à s'écouler librement. Elle a à la
fois envie de se mettre à courir en tous sens, et de se recroqueviller
dans un coin pour ne plus jamais en bouger. Elle a l'impression que se
jambes sont devenues des blocs de marbre froid, et en même temps que
son corps a cessé de lui appartenir.
Sur l'autre ligne la rame vient
de repartir, et elle fixe le défilé des vitres éclairées, reflets des
pensées qui fusent dans sa tête et se heurtent aux ténèbres. Lorsque le
dernier wagon disparaît, elle se perd avec lui, et brusquement elle
sort de l'inertie dans laquelle elle était figée, fend la foule à
contre-courant, grimpe l'escalier en haletant, court le long des
couloirs où résonne le bruit de ses pas, échos de ses battements
cardiaques effrénés, et elle plaque ses mains sur ses oreilles pour ne
plus les entendre. Enfin, elle débouche à l'air libre, et son regard
accroche le reflet du soleil dans les vitres de la grande tour sur sa
gauche, kaléidoscope de lumières qui semblent se mettre en mouvement
comme le train sous terre. Le ruban de miroirs étincelants tournoie
autour d'elle, vite, de plus en plus vite, et se précipite soudain à sa
rencontre. Elle sent ses jambes fléchir sous elle, et tout disparaît.