43. Rendez-vous (Caro)
Mauvaise surprise, le quai du métro est noir de monde. Trois jours de grève déjà! Prunelle et moi bossons comme des forcenées sur le projet de l’année: 30 pages qui font vivre l’agence. En tout cas, le contact avec ces dizaines de corps me réveille aussi efficacement que mon deuxième café, celui que je prends au bureau. Je débranche mon mp3. J’écoute, l’attente a délié les langues. Un complet-cravate parle d’objectifs qui ne seront pas atteints et de prime supprimée. Une femme s’enflamme, il faut bien être solidaire ! Les propos de comptoir ont atterri sur le quai.
La foule geint, elle se plaint. Soudain, j’entends un chant qui éclate, chargé d’âpres combats. Des paroles qui ont la couleur des cerises et du sang. Je ferme les yeux, il est près de moi.
Je revois sa main, épaisse et rêche, qui me tend un verre de lait. Il me raconte des aubes sans lumière dans les abattoirs de la Villette, les carcasses que son dos, aujourd’hui cassé, charriait. Mon regard s’arrête sur une paire de petits souliers posée sur le buffet. « Viens, je vais te montrer quelque chose, petite. » Nous sortons et grimpons lentement la butte jusqu’au n°9, rue Tholozé. J’admire un instant les riches vitraux de la façade et la porte aux fines volutes de fer forgé. « Mon grand-oncle habitait ici, au rez-de-chaussée. L’ancienne maison a disparu à la fin du XIXème. Il était cordonnier. » « Il est mort au bagne, à Belle-Ile ; il était communard. Ne restent de lui qu’un certificat de décès et les bottillons que tu regardais. Je te raconterai ce temps-là… Et nous irons voir ensemble le Mur des Fédérés.» La mort l’a emporté peu après. Nous n’y sommes jamais allés.
Je quitte le quai bondé. A mon tour de faire grève. Je pars rejoindre les ombres de ma famille au Père Lachaise. Au milieu des tombes, j’entendrai la fusillade des Versaillais et ces corps, jeunes, qui se fracassent sur le pavé et que l’on jettera dans un trou. Je sentirai une main épaisse et rêche se glisser dans la mienne.