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Paroles Plurielles
2 novembre 2007

Proust au marché (Antigone)

Tante Babette prit une profonde inspiration et plongea la main dans l’étal de salades fraîches disposées harmonieusement devant elle. Elle procédait toujours de cette manière, avec cette confiance absolue en sa chance. « Je vais prendre celle-ci », déclara-t-elle au marchand, sans jeter un regard sur l’heureuse élue, l’installant immédiatement au fond du panier en rotin, brun et usé, qui pendait à son bras.

J’allais chez Tante Babette, tous les mercredis, tandis que mes parents partaient travailler. Elle n’était en aucun cas ma «tante", enfin pas au sens strict du terme. Elle était simplement la voisine d’à côté, celle avec qui nous partagions un palier triste à la peinture verte, écaillée.

Chez tante Babette, il y avait des livres, partout, dans des états différents de dégradation. Parfois, je l’entendais râler doucement, un chiffon à la main, contre ce temps qui jaunissait le papier et faisait trembler les doigts. Puis, un grain de poussière lui chatouillait le nez, elle éternuait bruyamment, et nous partions toutes les deux d’un éclat de rire qui n’en finissait plus.

Sa salade bien calée au fond du panier, Tante Babette s’arrêta devant un étal sur lequel le mot « biscuits », baigné d’une lumière jaune éblouissante, mêlée à une fine odeur de sucre brûlé, fit gargouiller mon ventre. Elle paraissait ravie. Depuis que je lui avais dit ce matin avoir gagné le premier prix de dissertation à l’école, je la sentais préoccupée.

« Choisis une madeleine ! », m’ordonna-t-elle. Je tendis mes doigts, pris un biscuit au goût exotique de fleur d’oranger, et aperçus son sourire coquin.

Ce n’est qu’en lisant Proust, quelques années plus tard, que je compris la portée de ce geste, incongru et délicat, qui lui ressemblait tant. Si je m’en souviens bien, il me semble même avoir un peu pleuré et retrouvé par magie, au fond de ma mémoire, pendant quelques secondes, l’odeur poussiéreuse et raffinée de son appartement

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Commentaires
P
Il est tout en parfums, en odeurs et en lumière poussiéreuse ce texte. Il sent le bois ciré, le papier un peu humide et... hummm ! la madeleine !<br /> C'est joli et nostalgique tout plein, j'aime bien !
Q
La Madeleine de Proust fait vraiment parti de l'inconsient collectif, c'est d'autant plus étonnant que beaucoup ne l'ont pas lu. Ce texte est vraiment sympa, très bien écrit, très sensible et fluide - bravo :)
A
Merci à tous ! Je suis heureuse que vous ayez apprécié.
A
C'est ça. Coumarine a raison: tous les sens. Merci pour la recette et le bon résultat.
V
Bravo ! J’applaudis des deux mains, l’ambiance est superbement bien rendue, jusqu’à la mélancolie.
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