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Paroles Plurielles
18 novembre 2007

09_Bus (Antigone)

Je n’ai pas mis les bonnes chaussures ce matin, j’ai mis celles qui brillent, qui me donnent un air chic et sophistiqué, mais qui me font mal aux pieds. Il faut dire que je ne m’attendais pas à devoir marcher si longtemps, de si bonne heure, et par ce froid, pour aller travailler.

J’ai raté mon bus, tout à l’heure ! Je l’ai vu s’immobiliser quelques secondes à mon arrêt et s’élancer presque aussitôt, sous mon nez, sans égards pour la passagère habituelle que je suis. Je suis certaine que le chauffeur pouvait me voir, le bras levé, en pleine course, dans son rétroviseur géant.

J’aurais du courir de nouveau, traverser le petit square, pour atteindre l’arrêt suivant, de l’autre côté. Je sais que c’est possible, je l’ai déjà fait, si le bus est retenu assez longtemps au feu rouge, près du carrefour. J’aurais du, mais je n’ai pas pu. J’ai été prise d’une profonde lassitude, inexplicable.

Et à présent, je marche. Et je sais que je vais être en retard, que je vais devoir m’expliquer auprès du chef de service, que mes orteils vont saigner, un peu, que j’aurais chaud, et puis froid, et qu’il me tardera ce soir de quitter ces vêtements à présent souillés de sueur.

En laissant filer ce bus tout à l’heure, c’est un peu ma vie que j’ai laissé filer, j’en ai conscience, alors que mon souffle s’évapore dans l’air glacé, une vie qui regarde sa montre et qui ne goûte à rien, une vie qui pense, s’organise, ne perd pas une minute, s’épuise et devient laide.

Ce matin, je prends des chemins de traverse, je frôle des corps et des visages que je ne vois jamais habituellement. Ce matin, j’ai brusquement tout mon temps.

Alors que je pousse avec force la lourde porte vitrée qui donne sur les bureaux du deuxième étage, me viennent des envies de changements, de paresse, des envies d’ailleurs, et je sais qu’il ne faudrait pas grand-chose à cette minute, un mot, une opportunité, pour que je laisse filer ma vie, son bus, et toutes ses contrariétés.

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Commentaires
S
Mettre des chaussures qui brillent, le matin, c'est déjà partir d'un mauvais pied !
V
Une belle réussite que ce texte. On y sent comme un glissement jusqu’à la phrase clef : « j’ai brusquement tout mon temps. » qui juxtapose malicieusement la rupture et la continuité du temps qu'on prend. Bravo !
I
Relent d'école buissonière ce texte... ah s'évader... d'un travail et d'une monotonie si pesante...<br /> <br /> Elle aurait pu aller courir sur la grève ou dans les prés... zut ! elle n'avait pas les bonnes chaussures pour faire cela ! Dommage pour elle !
K
Beau texte...et ce souffle de vérité qui me touche particulièrement.
S
Très chouette petite tranche de vie où on ressent une sorte de suspension du temps pendant le trajet ; on peut tous s'identifier à cette femme, et en même temps on a une infinité de possibles à explorer ; très belle alliance d'un réel un peu glauque et de l'imaginaire... Ce texte est très riche et joue admirablement bien sur les contrastes.
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