18. Moi qui vous connaissais (Lorraine)
Mes bien chers frères, je vais tout vous dire. Vous le méritez. Vous êtes là, debout et impavides ; rien ne bouge ni vos yeux figés d’inquiétude, ni vos cheveux soigneusement coiffés, ni votre souffle. Je suis le seul
des six à connaître votre histoire. Ou plutôt, « notre » histoire.
Vous ne vous en souvenez pas, évidemment !
Pourtant, toi, Raymond, qui ressembles à un notaire fatigué, et toi, André, tête baissée, légèrement contrit, vous étiez mes copains, non ?
Nous avons joué aux billes ensemble, nous avons couru la gueuse à vingt ans avec la même insouciance et la même ardeur. Et vous là, le plus grand, on ne s’aimait pas, c’est vrai, mais on habitait la même rue et en se croisant on se disait bonjour. Le plus petit, Marcel, m’ignora toujours, pourtant j’étais son voisin de palier, mais c’était un « Monsieur » et moi simplement un artiste. Un sculpteur de statues en cire, modeste, sans grands revenus, exécutant les commandes d’églises : un Saint Joseph, une Vierge, l’âne et le bœuf de l’étable. Ou un moine en prière. Ou Sainte Thérèse.
Non, je ne t’oublie pas, Fernand. Tu es le cinquième, c’est par hasard que tu fais partie du lot. Tu en as trop vu...Tu es entré dans l’atelier pendant que j’achevais le personnage de Marcel. Désolé, vieux...
Maintenant, vous me tenez compagnie. Il ne fallait pas me trouver « bizarre », ou « détraqué » ou même « inquiétant ». J’ai beaucoup de force dans les mains. Quelquefois, un client me félicite :
« Ils ne sont pas marrants, vos mannequins. Mais quel réalisme. On voit que vous êtes un artiste. Bravo ! »