Un dernier rêve (et puis s'en vont) (Jay)
Tante Babette prit une profonde inspiration… et expira quand
son doigt eut appuyé sur le déclencheur.
«Ça fera un souvenir», dit-elle à Oncle Léo. Celui-ci
sourit, si fier de sa femme. Après tant d’années, de remises en question, ils
l’avaient leur boutique! Là, devant leurs yeux embués. Ils venaient de lever le
rideau de fer et avaient mis tout leur cœur à présenter les biscuits de la plus
jolie des façons.
Soudain, un doute assaillit Léo. «Cette boite n’est-elle pas dans le mauvais sens? Et es-tu sure qu’il faille présenter la rouge à coté de la bleue?»
En guise de réponse, Babette embrassa son mari et sourit. C’est qu’elle était fière elle aussi. Cela n’avait pas été facile. Personne n’avait cru à ce projet fou d’ouvrir, à plus de 120 ans à eux deux, un commerce de biscuits à l’ancienne. On leur avait ri au nez, on leur avait montré des chiffres. Les études étaient formelles : la concurrence était trop forte, le marché incertain. Mais ils y avaient cru, c’est tout ce qui avait compté. Et devant eux se dressait enfin la concrétisation de leur dernier rêve.
Le reste n’est qu’histoire. Selon l’anecdote, juste après que ce cliché ait été pris, les 6 enfants d’un couple de notables du village furent attirés par l’odeur de fleur d’oranger qui émanait de l’étalage. Leurs parents leur en achetèrent une boite chacun. Le lendemain, ils revinrent ravis et rachetèrent 6 boites. De fil en aiguille, le commerce prospéra. Babette et Léo n’en profitèrent cependant pas bien longtemps : ils décédèrent le mois suivant dans leur sommeil, main dans la main, manifestement heureux.
C’était il y a un siècle. Aujourd’hui nos biscuits se vendent dans le monde entier. Le visage de mes ancêtres est aussi connu que celui de Mamie Nova.
Mais cette photo, retrouvée au fond d’un vieux coffre et que je garde comme un talisman, personne ne l’a jamais vue. Elle n’appartient qu’à moi. Et chaque fois que je la regarde, je ressens l’émotion pure de Tante Babette… et une odeur de fleur d’oranger m’envahit.