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Paroles Plurielles
16 février 2006

La grosse trompette à Dudule (François)

Dudule avait une grosse trompette. Il en jouait.
Il en jouait tout le temps -de janvril à décobre- de tout temps tout en vaquant à ses occupations –il en avait peu, par choix- et même, parfois, en vaquant à celles des autres –c’est fou comme, à eux tous, ils en avaient plus que lui.
Il en jouait partout : dans la rue, dans les bois, dans les champs, au creux de son lit même, là où c’est tendre et chaud. A ses débuts, quand ça durait trop, ça faisait chier les voisins du partout : les passants, gris gras, pas pressé mais oreille volontiers prêtée pour peu que l’instant fut court ; leurs pékinois qui, docilement, faisaient ça dans le caniveau ; les oiseaux qui lui disaient en stridulant : « Tu joues faux, Dudule… Il manque ut ! » ; l’herbe des prairies qui en rougissait de colère ; et cette grosse vache de Clémentine qui partageait sa vie, son deux-pièces, ses trois pièces et ses opinions. Il aimait.
Il aimait tout ça : Clémentine (bien pelée), les oiseaux (en brochettes comme seul savait les préparer l’Italien), les passants (quand, en passant, ils crachaient au bassinet) et même les pékinois. Avec une subtile préférence pour les Pékinoises.

Pour acheter sa trompette, Dudule avait vendu ses enfants. Mais pas à n’importe qui… Il les avait vendu à l’Italien, qui savait si bien s’en -et les- accommoder. Clémentine en avait bien fait une maladie, surtout au début : toujours, le cœur d’une mère s’attache et s’interroge. Mais il lui avait promis d’en faire d’autres (il projetait alors de s’acheter un pianocktail pour étancher sa soif de partitions) et finalement, elle aussi s’en était accommodée. Puis, il s’était pris au jeu de la trompette et il en avait oublié sa promesse. Clémentine la lui rappelait de temps à autre, mollement, pour passer le temps.

Dudule avait vite maîtrisé son instrument et maintenant, quand il jouait dans la rue, il n’y en avait plus qu’une, de rue : LA rue. Il se mettait à son coin, le seul bien sûr. Car comment tout cela aurait-il pu se produire ailleurs qu’AU coin de LA rue ? Mais au fur et aux mesures qu’il jouait, la rue changeait.
Ses angles s’arrondissaient (de même que la bouche des égouts et celle des passants, avec des « Oh » et des « Ah »), devenaient moins angles anguleux, plus angles ronds, certains en mouraient même ; le milieu de la rue, là où les voitures ne se conduisent pas très bien, se creusait, s’excavait vers les caves des maisons qui elles-mêmes se penchaient pour le mieux voir et mieux l’écouter sans doute. Elles finissaient par se rejoindre, les maisons, tout en haut, appuyant l’un contre l’autre leurs fronts d’ardoise ou de tuiles, c’est selon. Tant et si bien qu’au bout de quelques mesures, on en perdait une au moins…
Tout était devenu rond –une bulle- et dans ce tout, on se sentait flotter, sans plus d’attaches que les notes s’envolant du cornet. Les passants y passaient en planant, ravis et interloqués, leurs pékinois pendus au bout des laisses, la langue tendue. Au bout du compte, LA rue ne présentait plus même un coin où s’installer, et Dudule était bien forcé de changer de place : il allait alors sur LA place. Et tout recommençait…

Dudule joua tant et tant de sa grosse trompette qu’il finit par l’user, semble-t-il : de jour en jour, elle devenait plus petite, s’amenuisait, se faisait trompinette. Vint un moment où il lui fallut se résoudre à mettre au grenier –c’est un comble !- l’étui avec lequel il la promenait dans la rue : la poche de son imperméable lui suffisait désormais à ranger son instrument.
Et quand il jouait, les maisons n’inclinaient plus vers lui leurs têtes grises ou rousses : elles se serraient les unes contre les autres pour se boucher les cheminées ; les bouches des passants ne s’arrondissaient plus en « Oh » ou en « Ah », mais grimaçaient des « Ih », crachaient des « Eh » ; celles des égouts n’exhalaient plus que des remugles douteux ; les angles ne mouraient plus : ils restaient vifs comme un œil de pékinois.
Car les sons qui sortaient de la trompette à Dudule stridulaient maintenant comme les oiseaux des bois, grinçaient, aigus et âcres comme une herbe mâchée : ils avaient perdu le grave et Dudule considéra que ça l’était.

Il rentra chez lui, penaud. Pela une Clémentine pourtant pressée ce jour-là, en lui disant : « Faut qu’on fasse des enfants… Vite. »

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Commentaires
C
Tout un petit monde, ce texte! Fantaisie, clin d'oeil, références littéraires, jonglerie avec les mots, autant d'ingrédients qui nous amènent, en plus d'un talent certain d'écriture, à une chute amusante "Faut qu'on fasse des enfants... vite!" ... le jour même où je lis dans les dépêches que statistiquement, ce ne serait plus vraiment "à la mode de chez nous"!
M
Je decouvre ce blog et lis ce texte qui apporte du soleil et des sourires dans une journée qui s'annonce nuageuse et tempéteuse. Alors merci
F
Grand merci à tous!<br /> Oui, bien entendu, tout cela est très inspiré des grands "classiques" de Vian…<br /> Clémentine est l’un des personnages de l’Arrache-cœur ; le fait de vendre les enfants est l’inverse de la foire aux vieux du même roman, dont viennent aussi les noms déformés des mois (je ne suis pas certain de "décobre").<br /> Le pianocktail est l’instrument dont joue Colin dans l’Ecume des jours et le monde qui s’arrondit sous l’action de la musique (et des baisers) vient du même.<br /> Quelques allusions aussi à l’Herbe rouge…<br /> Le rétrécissement des choses, des lieux, du temps et même des gens fait partie du monde "vianesque" et se retrouve pratiquement dans toutes ses œuvres.<br /> La trompinette (en réalité une petite trompette) était un instrument dont Vian jouait lui-même (de même que le "cornet à gidouille" !)<br /> Quant à Dudule… tout le monde –je crois- connaît la chanson ! Mais il me semble bien qu’en cette époque de frilosité, de langage stérilisé et alors qu'on souhaite vouloir lisser notre histoire jusqu'à la rendre insipide, on n’ose plus trop dire que le grand Boris en fut l’auteur…
N
Oui Coumarine, tu as deviné, je n'ai pas encore lu attentivement tout ce texte, mais je l'aime déjà, il me fait en effet penser à "L'écume des jours"... Où reste Jean-Sol Partre et son éléphant ?
M
joli Dudule ! <br /> (moi aussi j'aime ça Coumarine ! :))<br /> on s'y croirait ! <br /> va falloir que je travaille un peu le mien après ça mais j'arrive !
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