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Paroles Plurielles
14 mars 2006

Viens t'asseoir là (Clopine)

« Viens t’asseoir là ». Oui, c’est ça,  c’étaient bien les mots que nous entendions, cet hiver-là, dans cet endroit-là, nous les Chaises. Ces mots nous réchauffaient le cœur… Bien sur, je  peux vous le raconter si vous le voulez, au nom de nous toutes. Car si  nous étions dépareillées,  nous étions cependant semblables, nous les Chaises.  Nos histoires différentes se ressemblaient toutes : chacune d’entre nous, à un moment,  avait été mise au rebut.
Nous étions ainsi : rebutées.
Moi qui vous parle, (sur la photo je suis la blanche du fond, un peu à l’écart) , j’ai fait  comme les autres : quand je suis entrée dans ce qui allait être le local de ma nouvelle vie, j’ai d’abord cru défaillir. Faut comprendre. Je n’avais servi jusque là que chez des gens de la haute, des bourgeois. Je n’avais connu que des jambes gainées de soie ou dans des pantalons à pinces. Des fesses soi-disant propres, dans de l’Eminence ou de la lingerie fine. Du cul bourgeois, quoi. Alors, quand j’ai vu la tronche des frangines, forcément, au début, le choc ! Leurs peintures écaillées, les barreaux qui manquaient ! Y’en avait une, fallait carrément qu’elle se coince le pied dans une espèce de bouche d’égout pour tenir debout ! Et au fond, y’avait des Chaises en provenance directe d’une cuisine. Formica et pieds en tube creux. Pas la fortune, d’autant que l’une d’elle avait carrément la gueule, enfin je veux dire le dossier, ravagé, comme si quelqu’un s’en était servi pour défoncer un mur…

Et puis tout autour, le Local. Miteux, avec des murs écaillés, une table rugueuse…Ah non, je n’étais pas fière, le premier jour. J’imaginais d’ici la tête de mes nouveaux maîtres. Ca ne devait pas péter dans la soie. Ca devait porter du pantalon d’ouvrier ou de chômeur. Avoir de grosses mains maladroites, des ongles cassés, pas forcément très propres, et des vies à l’avenant.. Et c’était ça. Dès le premier soir, j’ai compris que j’allais servir des fracassés de la vie : ils s’appelaient Dédé, Robert le Nantais ou Bourre-Pif. Ils avaient de grosses voix et des corps un peu tassés . Ils nous ressemblaient. Ils posaient sur nous des fesses qu’avaient pas eu beaucoup de cul dans la vie. Des fonds de culottes qui avaient connu au mieux les bancs publics, au pire  les nuits sur les trottoirs. Des slips incertains, qu’avaient vécu, quoi.
Mais au moins, dans ce local, on avait chaud, parce que dehors, hein, c’était l’hiver, et que cette année-là, l’ hiver était terrible…
Et puis il y avait Lui. Je ne sais pas comment vous dire, mais quand il entrait dans le local, quand il secouait la neige de sa houppelande noire et de son béret, qu’il venait serrer les mains, on se sentait tous, les humains et les objets, comme transfigurés. Paraît qu’il était abbé. Moi, c’est pas trop dans mes idées, les curetons. Mais celui-là, comme Abbé, il  n’était pas vraiment comme les autres...
D’abord, il  ne prenait pas souvent le temps de s’asseoir. Il restait debout, s’appuyant souvent sur mon dossier quand il parlait. Et je peux vous dire que c’était des mains d’homme qui s’appuyaient sur moi  ! Mais ce qui était important, c’était ce qu’il disait.

C’était encore un jeune homme, à l’époque, avec, comme on dit, la vie devant lui,  et pourtant il disait que tout, meme la chose la plus infime, la plus moche, la plus condamnée pouvait être récupérée.. Tout ce que les gens jettent, comme ça, toutes les vieilleries : tout pouvait etre utile. Tout pouvait servir ! 
Servir, tu parles si nous, les Chaises, on écoutait ça avec attention. Et les Hommes, donc ! On sentait bien que eux aussi avaient été rejetés, comme nous, mis au rebut. Mais l’Abbé rayonnait, et du coup, le vieux local miteux, nous les chaises piteuses et nos maîtres, les  vagabonds, les compagnons, les clopineux d’la vie, quoi : tout cela reprenait un espoir terrible !
C’est pour ça qu’il ne faut pas avoir peur de cette photo. Parce que moi j’en suis fière. Et nous toutes aussi ! Nous, les chaises du local  des Chiffonniers d’Emmaus, pendant le terrible hiver 1954…

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Commentaires
F
Clopine, e suis ému par ce texte. J'ai si souvent, avec des jeunes, utilisé ce Témoin du siècle pour leur parle dignité humaine, combat juste, amour et respect des autres, charité et mobilisation. Je vais mettre ton texte et la photo dans ma trousse à outils. S'il m'est donné,un jour, de revivre ces temps de partage avec des jeunes sur ce thème, je crois qu'il me sera bien utile! Merci pour la justesse du point de vue des "rebutés"!
C
C'est beau.Charlotte
C
Bienvenue à toi Clopine...<br /> Ton texte est de ceux que je commenterai demain...quand je serai un peu moins fatiguée<br /> Merci de participer
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