Partition pour un poilu (Matts)
Je ne l’aime pas mais tant pis. Il est déjà trop tard, la baguette a déjà caressé l’air étouffant du Von Verdunen Hall où se joue « Concerto pour un violoncelle » de Felipe Petâïni...
A ma gauche, les premiers abattent leurs épées sur les boyaux, les aigüs des violons se font entendre, la mélodie douce, simple volupté des coeurs et des esprits, chatouille mes oreilles. Aux plaisirs des sens s’ajoutent les souvenirs précieux d’essais échoués où le coup n’atteignait pas sa cible, mais déjà les seconds s’invitent et sonnent le clairon, les flûtes apportent leur part de sensibilité, les vents viennent caresser mon âme, la transe monte en moi.
A ma droite, un obus éclate, les graves de l’orgue se font entendre, j’ai peur, je tremble, je transpire, j’ai peur, j’ai froid, j’ai chaud, je tremble, j’ai peur, les notes me percutent de plein fouet, s’abattent sur moi telle la vipère sur le rongeur, je tremble, j’ai peur ; première représentation et la musique se joue de moi, l’homme à la baguette se moque de moi. J’ai peur. Je tremble. C’est à moi !
Je fais corps avec mon arme, la flèche percute violement la corde de mon arc et mon moment de gloire démarre ; ma main gauche en haut, ma main droite en bas et la symphonie se joue d’elle-même, tout se passe si vite, trop vite, les sons sortent-ils tout seuls de mon instrument ? Ma main droite voltige, glisse sur les quatre cordes resserrées, enfin ma transe atteint son paroxysme, je me sens sortir de mon corps, je ne contrôle plus rien, mes membres se jouent de moi, mais qui contrôle mon corps ? Je me perds dans cet infini de sons, de bruits qui renforcent mes peurs, mes doutes ; la symphonie court sur son lit de notes, tire des mi, des do, des la, des si…
Et si…
Et si à ma droite, les vocales n’étaient pas entrées en jeu, peut-être aurais-je connu l’accalmie, mais elles hurlent, pleurent, jurent, ordonnent et hurlent, le brouillard se jette sur moi, je fais corps avec ma troupe, à ma droite les aigûs, à ma gauche les graves et au centre moi. Moi qui abats les notes comme une habitude, je suis une machine, je suis l’instrument. Je jette enfin mes dernières forces, tire les dernières notes, le silence approche, on le sent : les voix se sont se tues ; les graves ont cessés ; les vents se sont apaisés et les aigûs se sont raréfiés.
Une ultime salve d’applaudissements a conclu cette matinée et le silence est enfin redevenu maître. Au loin les premières lueurs du 15 décembre 1916 sont apparues, illuminant cette horrible partition.
Je ne l’aime pas, tant pis…