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Paroles Plurielles
4 février 2007

Reconversion (Brie)

« Je suis restée une heure environ dans la salle de bain ». Une heure de plus. Une heure de trop.
Cette phrase, depuis quelques temps, l’infirmière la  tournait dans sa tête comme une rengaine.                      

Nulle difficulté à imaginer le genre d’histoire qui amenait cette jeune fille aux urgences cette nuit là.

Elle retrouva les plaies qu’elle avait tant de fois soignées sur tous ces corps meurtris qui  étaient passés dans son cabinet, depuis qu’on l’avait mutée dans ce service: l’œil poché, les lèvres fendues, les bras griffés quand ce n’était pas les marques des liens fortement ancrés dans les chairs des poignets, les  jambes meurtries, les mains déchirées, les plantes de pieds écorchées à vif d’avoir tant couru pour tenter d’échapper à leur agresseur.

Toutes, presque toutes des copies conformes.

Elle la déshabilla, l’installa dans la baignoire et fit couler sur elle un filet d’eau tiède. Elle se mit à la laver, doucement, caressant ce corps meurtri. La jeune fille se laissait faire, l’air hagard, les lèvres frémissantes, sans dire un mot, regardant ses mains crispées, tremblantes, recouvertes de boue, comme si elles ne lui appartenaient pas, comme si elles lui reprochaient de n’avoir pas pu l’étranger. Lui. L’horrible motard qui l’avait violée. L’ogre, qui lui avait volé son corps, qui lui avait mangé son âme. Qui l’avait battue, humiliée, piétinée, qui l’avait regardé ramper dans la boue en riant, en l’aspergeant d’un coca qu’il était en train de siroter comme s’il regardait un film à la télé,  et pour finir, par se jeter sur elle et l’écraser de sa force. Oui, on avait l’impression qu’elle haïssait ses mains.

D’un geste brusque, la jeune fille saisit le flacon de savon liquide et en vida une bonne partie en direction de son entrejambe, qu’elle lava et rinça à plusieurs reprises, puis remit le flacon dans les mains de l’infirmière et retomba dans une apathie morbide.

L’infirmière la sécha, tamponnant délicatement ses blessures ouvertes, lui remit ses cheveux en ordre… L’image du lendemain était toujours dure à supporter, elle le savait par expérience, lui administra un calmant avant de l’allonger. Elle s’endormit en lui tenant la main, des larmes silencieuses coulaient de ses yeux  qui papillonnaient. 

Laver, nettoyer, ouater,  panser.  Adoucir ce qui pouvait l’ être. Tout cela lui prit une heure environ.

Car, les blessures intérieures, elles, ne se recouvraient pas de pansements. Elle le savait aussi.
« Je suis restée une heure environ dans la salle de bains, une heure de plus. Une heure de trop. »

Les mots  tournaient en boucle dans sa tête. Elle se dit que, décidément, elle ne pouvait plus supporter toutes ces douleurs, qu’elle n’en avait plus la force.

D’un pas décidé, elle se dirigea vers la DRH pour déposer sa démission.

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Commentaires
P
Oh Brie ! Ce texte est magnifique de... douceur dans l'horreur, de bonté dans la violence. <br /> C'est une écriture d'une féminité, d'une maternité absolue !<br /> Je ne sais pas ce que tu fais dans la vie, mais si tu n'es pas dans le milieu médical, tu l'as été dans une autre vie...
C
Un texte qui secoue,qui vous serre à la gorge tant il dégage une humanité ...<br /> J'ai été très touchée par tes mots, Brie. Ils font vibrer une corde sensible, celle de la femme touchée dans son intimité, considérée comme un pur objet de plaisir...<br /> Bravo, Brie!
A
Il ya tout dans ce texte : une histoire, un portrait de femme, une atmosphère, des sentiments poignants.<br /> Quelle maestria !
M
Texte bouleversant. Dommage qu'une telle infirmière remette sa démission !
C
quel beau texte, dans son humanité: la scène du bain est très très poignante<br /> quel terrible texte, dans la description de cette souffrance incroyable que connaissent hélas tant de femmes et de jeunes filles...<br /> Je suis touchée, très fort, par ton texte...
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