Distraite (Chrysalide)
Tante Babette prit une profonde inspiration. Les biscuits sablés qu'elle s'apprétait à réaliser se devaient d'être succulents, pas comme ce cake de la semaine dernière qui, une fois cuit, avait gardé une consistance liquide car elle avait omis d'incorporer la farine. Non, cette fois, elle ne serait pas distraite, pas question. Les lunettes soigneusement réajustées, elle vérifia la liste des ingrédients. Voyons voir, sucre, oeufs, beurre, farine, ah oui farine...
Elle se concentra, s'activa et fit bientôt entrer dans la bouche béante du four chaud une ribambelle de biscuits dont les contours évoquaient des fleurs ou des étoiles. Assez fière, elle soupira d'aise. Douze minutes de cuisson, et pas une de plus. Elle imaginait déjà le festin: une belle couleur miel doré alléchante, un fumet appétissant qui se répandait dans la cuisine et dans la dégustation mentale de Tante Babette. Elle anticipa ses doigts caressant la surface du gâteau, appréciant la texture ferme mais sans excès, et ensuite le meilleur moment, les dents qui se saisissent d'un fin morceau, les papilles gustatives qui se délectent, et...
Tante Babette fronça le nez et ouvrit les yeux. Quelque chose venait d'interrompre sa rêverie. Une odeur âcre avait envahi la pièce! Elle se leva d'un bond, et constata d'un regard navré à la pendule que les douze minutes s'étaient dédoublées.
-Oups! s'écria-t-elle tout haut, adoptant l'expression préférée de sa nièce Julie, agée de cinq ans. Sur la plaque de cuisson ne subsistaient que quelques formes noirâtres évoquant plus des pierres volcaniques que de délicieux sablés.
Tante Babette prit une profonde inspiration. C'est décidé, elle laisserait désormais l'art de la pâtisserie aux spécialistes, et elle se contenterait d'en apprécier le concept fini. Et elle en connaissait un, d'expert, Monsieur Paul, dont les étalages sur la place du marché regorgeaient de centaines de ces petits sablés de couleur miel doré, à la texture ferme mais sans excès...