24_Paire et impair (Clau)
Je n'ai pas mis les bonnes chaussures, ce matin, dans la vitrine du magasin, mais ce n'est qu'à la pause de la mi-journée que j'ai découvert mon impair.
La patronne avait pourtant été très claire. A peine avais-je franchi la porte de la boutique qu'elle m'avait dit : " Ah Josée ! Vous êtes enfin là !... Je serai très prise toute la matinée avec mon banquier...Je vous confie le magasin , et surtout n'oubliez pas de mettre en vitrine la paire de bottes en peau de panthère que nous avons reçue hier ! "
Est-ce la peur des responsabilités ou le ton ferme de la patronne qui me perturba ? Ou est-ce plutôt le vent glacial qui, à l'instant où il m'avait surprise sur le pont enjambant la rivière, avait gelé non seulement mes pieds et le bout de mon nez mais aussi mon discernement ? Toujours est-il que je n'ai pas réalisé l'incongruité de mon action.
La matinée glaciale fut une catastrophe pour le commerce. Il est vrai que si des personnes audacieuses avaient osé faire du lèche -vitrine, leurs langues auraient gelé au contact du verre ! La rue est restée déserte. Seules, deux jeunes filles frigorifiées longèrent un instant le trottoir et éclatèrent de rire en dépassant la boutique.
Ce fut enfin midi...puis midi et quart... Je fermais le magasin lorsque mon regard, balayant sans entrain la vitrine, buta sur une chose insolite : à la place réservée aux fameuses bottes en panthère, trônait une paire grotesque de godillots en piteux état, déformés par des années de marche, cuir déchiré, lacets dépareillés, ceux-là même dont j'avais, dès que la patronne eut tourné les talons, libéré mes pieds gelés, pour leur offrir en échange une confortable paire de chaussons fourrés. Or, cette paire de godasses lasses, j'avais passé un quart d'heure à les chercher, dans tous les coins et recoins du magasin avant que, dépitée, je ne me résolusse à quitter la boutique en chaussons.