04. Faire-part (madeleinedeproust)
Esperanza,
Voilà maintenant des mois que je n’ai pas de tes nouvelles. J’ai attendu, en vain. J’ai guetté le facteur, en vain. Désormais je n’attends plus. Je sais que tu ne m’écriras pas. Je crois aussi savoir pourquoi tu as ainsi coupé les ponts. Il te faisait peur et tu as préféré fuir.
Pourtant cet autre qui te terrorise et t’a ainsi transformée en autruche était un être formidable.
Oui, il était différent, mais cette différence était source perpétuelle d’enrichissement.
Oui, il allait mourir, c’était inéluctable et il le savait.
Toi quand une grippe te terrasse tu mets des semaines à t’en relever, tu en parles pendant des mois. Tu aurais vaincu l’Everest, tu n’en tirerais pas plus grande fierté.
Lui pouvait compter en mois le temps qu’il lui restait à vivre et plutôt que de se lamenter ou de se replier sur lui-même il croquait la vie à pleines dents.
Là où tu aurais été amorphe et résignée, il était actif et souriant. Il savourait chaque instant : la beauté d’un soleil couchant, la luminosité grise d’un petit matin pluvieux, le rire d’un enfant…
Il fourmillait de projets et jamais ne se plaignait de ne pouvoir les réaliser. Au contraire, il accueillait avec d’autant plus de reconnaissance ceux qu’il pouvait réaliser, aussi petits fussent-ils. Tu vois, un soir, après sa séance à l’hôpital, il avait souhaité aller admirer son amandier en fleurs, au fond du jardin. Le trajet avait été long, il avait dû marquer de nombreuses pauses. Pas une plainte, pas une remarque. Son expédition au fond du jardin s’est faite dans la plus totale simplicité. Une véritable leçon de courage et d’humilité.
Il m’a obligé à reconsidérer ma propre vision du monde, à m’interroger sur moi-même, à mettre mes actes et mes pensées en perspective.
Il m’a interdit, tacitement, tout apitoiement sur moi-même ou sur lui-même.
Grâce à lui chaque jour j’avance un peu plus. Il m’apprend à profiter de la vie.
Son sourire s’impose à moi, même en son absence, et m’aide. Je sais que ce sourire sera toujours avec moi.
Tu vois, il t’effrayait. L’autre, l’étranger, le différent te fait fuir. Tu as peur du mal qu’il pourrait te faire. Mais as-tu pensé à tout ce qu’il pourrait t’apporter ?
L’autre gagne toujours à être connu.
Crois-moi, tu m’évitais pour ne plus le voir, pour ne pas savoir ce qui se passait, pour ne pas voir, jour après jour, sa lente déchéance physique ; et en agissant ainsi tu t’es fermée une multitude de portes.
Tu pourrais tellement apprendre de l’autre.
Sais-tu qu’il était capable de rester silencieux des heures durant sans que l’atmosphère n’en soit alourdie ? Même son silence était source d’enseignement.
Comme je te connais bien je te vois hausser les épaules et lever au ciel des yeux exaspérés. Non, ce n’était pas un saint ! Bien sûr, comme tout le monde, il était pétri de défauts. Son exigence envers lui-même le rendait terriblement dur envers autrui, jusqu’à en être injuste parfois. Il savait être pontifiant à l’excès et pouvait plonger dans l’égocentrisme avec une réelle facilité. Il pouvait ignorer l’autre jusqu’au mépris.
Je ne vais pas me lancer dans un inventaire à la Prévert. Ce n’était pas le but de cette lettre.
J’ai pris ma plume simplement pour te dire que je comprenais ton silence et que je ne t’en voulais pas. Tu l’auras sans doute compris en lisant les lignes précédentes, il est mort. On l’a enterré hier après-midi.
Je pense que mon courrier t’aura surprise, voire dérangée. Finalement moi aussi je suis l’autre et en tant que telle moi aussi je te fais peur. J’espère seulement que ma lettre t’aura ouvert quelques portes et que mon petit éloge de cet autre que tu détestais et fuyait tant t’amènera peut-être à reprendre contact avec moi, ou d’autres.
Au plaisir de te lire bientôt.
Bien à toi.