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Paroles Plurielles
26 novembre 2005

La voisine (Valclair)

Sa chambre est là… au troisième étage. Chaque soir, à neuf heures, un peu plus tôt, un peu plus tard, elle y pénètre, la belle fille longue aux cheveux noirs je la vois qui s’avance venant du fond de la pièce, elle sort sur le balcon, s’accoude un moment à la balustrade, son regard vaque sur les fenêtres de la barre d’immeuble en face, celle où je me tiens, légèrement en retrait, l’attendant…

Elle s’assied sur un vieux fauteuil de jardin défoncé qu’elle laisse sur son balcon. Elle a un livre à la main. Elle profite de la douceur du soir et de la lumière du jour qui s’attarde si longuement pendant ces soirées de juin. Je la regarde, son beau profil concentré, le mouvement de ses yeux qui suit la ligne, sa main légère qui tourne la page, parfois elle lève le regard, vers les autres immeubles, vers le ciel, souvent brille une larme dans ses yeux noirs.

Moi je suis en retrait dans ma propre chambre, dans l’ombre qui gagne peu à peu. Je reste assis, silencieux, immobile. Je porte à mes yeux ou laisse retomber au contraire la paire de jumelles de théâtre que je tiens à la main, variant ainsi le paysage que j’ai d’elle, son corps tout entier doucement alangui ou bien l’arrondi de son visage, ses yeux mouvants, sa main délicate.

Je sais bien ce qui se passera ensuite. Quand la lumière devient trop basse et qu’elle ne peut plus lire, elle se lève, elle rentre dans la chambre, elle allume le plafonnier, d’un coup jaillit une lumière brutale, elle se détache sur le mur blanc derrière elle, sa longue silhouette, sa robe légère d’été, ses cuisses nues, la forme de son buste qui se dessine sous le tissu de son chemisier lorsqu’elle se penche sur son lit et qu’elle relève le couvre lit, soulève l’oreiller, saisit sa nuisette blanche, elle s’approche de la fenêtre à nouveau, elle reste un moment encore à regarder la nuit maintenant advenue, son regard est lointain, il s’envole au-delà des immeubles, bien au-delà de moi, calfeutré dans mon trou d’ombre, son regard est beau, son regard est triste…

Et puis, immanquablement, elle tire ses rideaux, de lourds rideaux qui ne laissent pas passer le regard, elle est une ombre un instant encore avant qu’elle ne s’éloigne et puis plus rien, il ne reste que ce rectangle de lumière adoucie posé sur la nuit.

C’est ainsi chaque jour. Avec une régularité d’horloge. Chaque soir elle est là, chaque soir elle est seule.

Lorsque les rideaux se referment je rejoins mon lit, toujours dans l’ombre, je me glisse entre mes draps, elle est là encore un moment derrière mes paupières closes, persistance rétinienne improbable, présence flottante en moi, douce et mélancolique puis elle s’efface peu à peu et je m’endors.

Bien sûr je pourrais m’avancer à ma fenêtre moi aussi, tenter de capter son regard, je pourrais lui sourire...

Ou je pourrais aller dans son immeuble, repérer où elle habite exactement, relever son nom sur les boîtes aux lettres. Je pourrais lui écrire : « Vous êtes belle. Pourquoi avez-vous l’air si triste ? Je vous attendrai sous l’horloge de la grand place demain à dix heures… »

Ou alors je pourrais me poster dans la rue, attendre qu’elle sorte, je pourrais marcher un moment à sa suite, mes pas dans ses pas, je pourrais lui parler peut-être…

Mais je ne fais rien de tout cela.

Simplement je reviens chaque soir à ma fenêtre, comme elle même y revient.

Nous sommes cette absence.

Je l’aime.

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Commentaires
N
Ce beau texte me fait penser à un film de Kieslowski, d'il y a plusieurs années (dans sa série "Le Décalogue", je crois), où un très jeune homme observait au téléscope une belle jeune femme dans l'immeuble d'en face, sa vie, ses amours (à la différence de celle-ci, si seule), puis faisait irruption dans sa vie et était rejeté... mais je ne me souviens pas de la suite.
C
Val, je suis très touchée par ce si beau texte...<br /> Je retrouve ici le grand Valclair qui est venu à Hurtebise écrire avec nous des textes à la fois si simples et si "puissants", qui touchent l'émotion au plus profond<br /> Beaucoup d'émotion contenue, le sens du détail...<br /> Merci Val de participer...
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