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Paroles Plurielles
22 décembre 2005

Miracle de Noël (François)

Ils marchaient. Depuis des jours, ils marchaient dans ce désert avec, en ligne de mire, deux sommets du djebel Bani et cette petite échancrure triangulaire entre eux : le Tizi-n-Malachar, qu’ils atteindraient dans un jour ou deux si Dieu le voulait bien. Entrecoupés de bandes de sable clair, les lits de petits cailloux de la plaine de Faija n’en finissaient plus de défiler sous leurs pieds, au rythme lent et chaloupé des dromadaires qui portaient leur maigre bagage. L’air était chaud comme il se doit, parcouru d’un vent frais descendu des montagnes environnantes.

De temps à autre, ils passaient à proximité d’un acacia seyal le plus souvent desséché et il leur fallait se battre avec leurs montures tenues par la bride, alléchées par les quelques feuilles découpées en minces lanières, qui subsistaient entre les longues épines blanches comme des os.

De temps à autre, il passaient, en frissonnant, fermant les yeux pour ne pas les voir, auprès des restes, secs et momifiés, d’un dromadaire : carcasse aux flancs béants bordés de l’architecture blanche des côtes ; trou noir de la panse depuis longtemps vidée par les bêtes de la nuit, sans doute habité de maléfices inconcevables ; tête dont la peau s’est retirée comme en un rictus d’ironie, découvrant des dents jaunâtres d’une longueur toujours surprenante pour un herbivore.

De temps à autre, ils abordaient les rivages incertains d’un puits : simple trou parfois bordé de planches et –plus rarement- surmonté d’une armature de bois constituée de deux fourches dressées, réunies par une branche tordue servant de poulie. Au bout d’une corde qu’ils tenaient fermement pour ne pas la laisser s’échapper, ils y plongeaient leurs guerbas, ces outres constituées d’une peau de chèvre grossièrement tannée, orifices du cou et du cul lacés de lanières de cuir, pattes réunies pour constituer une anse. Avec délectation, ils écoutaient le glouglou qui montait des profondeurs de la terre tandis que l’outre s’emplissait par un trou qu’ils avaient délacé ; avec délectation, ils buvaient à longues goulées cette eau saumâtre et tiède, au goût douteux. Se réjouissaient alors autour d’un thé fumant : une petite fête improvisée.

Le Tizi-n-Malachar et la chaîne du djebel Bani les narguaient depuis près d’une semaine : fin liseré sur l’horizon tout d’abord, à peine perceptible dans la brume de sable que soulevait le vent présent en permanence dans cette région ; jour après jour, le liseré s’était élevé, avait grandi et désormais, on en voyait tous les hérissements, les à-pics, les éboulements, on en distinguait toutes les difficultés.

Vint l’ascension et Youssef, le guide, avait veillé à ce que l’on fasse provision d’eau et de bois d’acacia ou de tamaris chemin faisant : pas de puits, pas de bois dans ces montagnes ; mais les rochers à nu comme vitrifiés par le vent, le chaud des été brûlants et la gelure des hivers ; mais, à part quelques lichens désolés, aucune vie végétale ; mais un froid de canard que ne parvenaient pas à couper les pans de la khaïma, la large tente faite de laines de dromadaire et de chèvre mêlées.

Toute une journée encore, ils s’élevèrent dans les éboulis qui couvraient les flancs du djebel. Les dromadaires renâclaient parfois : habitués au sable des ergs, ils n’appréciaient guère les amas de rochers entre lesquels il fallait zigzaguer. On devait parfois leur montrer où poser le pied et ils observaient alors avec une surprenante attention la main qui guidait leur pas. L’un d’entre eux faillit chuter dans un précipice et l’on avait dû le décharger, porter à dos d’homme le matériel qu’il transportait puis revenir chercher l’animal terrorisé qui écumait de tout le corps, bavait, roulait des yeux de fou en blatérant comme si sa dernière heure était arrivée. Bon gré mal gré, la petite troupe progressait.

Youssef était parti en avant, de son long pas de nomade, infatigable. A la fin d’un long jour, ils aperçurent sa silhouette, maigre et élancée comme un oiseau de proie, ses amples vêtements flottant au vent. Elle se dressait au sommet d’un rocher qui masquait la moitié du ciel : le guide avait rejoint le haut du col, encourageait maintenant, de la voix et du geste, hommes et bêtes à le rejoindre.

Alors que la nuit s’installait, ils accédèrent au sommet. Là, les pentes abruptes faisaient place à un vaste plateau : dalles de pierres nues, noires, à perte de vue, bordées de part et d’autre du djebel qui se divisait en deux branches. En haut du Tizi-n-Malachar, en plein vent, comme un funeste accueil, un petit cimetière : quelques monticules oblongs terminés d’une simple pierre dressée. La khaïma fut montée à peu de distance. Pas trop près des tombes tout de même : les djinns fréquentent ces lieux de mort et aiment à jouer aux humains des tours parfois cruels…

Les dromadaires furent déchargés et entravés. Ils s’éloignèrent en claudiquant, vers un improbable pâturage. Les hommes se dépêchèrent d’allumer un feu. En riant à l’avance d’une chaleur espérée, ils se groupèrent autour des flammes, encore essoufflés par l’effort mais sentant leurs membres se geler peu à peu ; s’emballèrent dans des couvertures sentant le suint des bêtes ; évoquèrent en grelottant la longue journée de marche. Un chamelier prépara un thé en psalmodiant doucement une complainte du désert. Un autre se mit à pétrir la pâte destinée à faire des galettes de pain. L’un des hommes alla fouiller dans ses bagages. Il revint vers les autres, hilare, cachant quelque chose derrière son dos : « Dites donc, les gars… Vous savez quel jour on est ? Eh oui… c’est le 24 décembre, aujourd’hui… Le réveillon ! Et vous savez ce que j’ai là ? Oh, bien sûr, il doit être un peu tiède après une semaine de désert… Mais faut l’excuser : il a fait la route… »

Sous les rires, il brandit alors une bouteille de Champagne en s’écriant : « C’est pas un miracle de Noël ça… ? »

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Commentaires
C
Un Noël, non pas blanc...mais de la couleur du sable...<br /> François, j'ai été fascinée par ce récit: description détaillée du désert, de ses drames et de ses avancées pénibles, de toute une atmosphère que je crois tu connais bien...<br /> Merci pour ce texte qui sent le vécu, et nous baigne, le temps de la lecture, dans un univers si différent
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