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Paroles Plurielles
5 février 2007

Pour une moto (Floraise)

Je suis resté une heure environ dans la salle de bain. Ou plus. Ou moins. Je n’en sais rien. Quelle importance?
Je me souviens. Un après-midi noir!

Je me vois encore arriver comme un ouragan dans la salle de bain, les mains en l’air, dégoulinantes. D’un coup d’épaule violent, j’ouvre la porte et dans le même mouvement la referme d’un coup de pied. Il me semble que toute la maison résonne et amplifie le « clac »comme pour me renvoyer en pleine figure la gravité de mon geste.  Je colle mes mains tachées sur la céramique blanche du lavabo. Mes mains tachées sur la
céramique glacée, immaculée, du lavabo. Je verrouille mes paupières de peur de surprendre ma tête livide dans le miroir, ma tête de fou. Ne rien voir. Ne rien entendre. Oublier. Tout effacer et revenir en arrière.  Et reprendre à zéro cet après-midi qui s’annonçait pour Fred et moi plein d’un délectable plaisir. Maintenant j’ai la tête dans un étau. Mes tempes battent la chamade, installent un rythme sans fin: « Idiot, comment as-tu pu faire ça… comment as-tu pu… comment… » Des images s’y superposent, une à une : cette première moto… achetée le matin même…  rêvée depuis si longtemps… une occase… mais quelle occase! Juste quelques touches de peinture pour lui refaire une coquetterie… les copains qui en bavent… et moi qui la baptise avec quelle fierté  « Notre Harley » … les projets qu’on déroule…

Non, ce n’est pas possible que tout cela s’écroule comme un château de cartes. Dans ma tête, l’album photos tourne imperturbablement ses pages: les dernières vacances à Rio. Petit cadeau de papa pour nos 16 ans. La baie grouillante de jour comme de nuit, les balades en voilier, à l’hôtel la rencontre d’un gars, un Brésilien qui nous étale les richesses de son pays, s’apitoie faussement sur les favelas qui en ternissent l’image...
Fred, en bas n’arrête pas de crier, de jurer, de remuer ciel et terre… Fred et moi ne sommes pas de vrais jumeaux : lui la pile électrique, scotché au moment présent, qui pense tout haut et à tout, et moi, la tête dans les étoiles… Moi. Moi ici. Tétanisé. Moi qui donnerais gros pour être un gars dissout dans l’anonymat des banlieues. Ou des favelas tiens, pourquoi pas… Un gars perdu au milieu de ces misérables qui n’ont rien à perdre, eux. Ou si peu. Coincés notre cage dorée, j’envie de tout mon être leur liberté.

Fred m’appelle d’une voix angoissée, débarque dans la salle de bain comme un obus… « Jo, t’as imaginé la tête de papa ce soir ? Tu sais que ce soir, il a prévu ici, je dis bien: ici, un repas d’affaires? »  A force de me secouer, il me fait sortir de ma brume. D’une voix faible,  je reprends comme un automate : repas d’affaires… ici…  ce soir?  Mon ciel s’obscurcit. C’est à peine si je l’entends me hurler à la figure: « Il est grand temps qu’on se mette d’accord mon vieux. Faut savoir ce qu’on va lui dire ! » Et moi, comme plongé dans un état second: « ben… la vérité… qu’en traversant le salon avec ma boîte de coca dans une main et la boîte de peinture noire dans l’autre… qu’en voulant boire mon coca j’ai aussi penché la boîte de peinture… et, et le tapis d’Orient… malheureusement… »

Je me souviens. C’était il y a une vingtaine d’années. Cette complicité entre Fred et moi…

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Commentaires
F
A Sodebelle et Pivoine (que je ne connais pas encore) , Coumarine (que je connais depuis très très longtemps) merci pour vos commentaires. Figurez-vous que j'ai été relire les consignes après le (1er) envoi et ai constaté que mon texte était beaucoup trop long. Comme je suis très docile, je l'ai abrégé de moitié (excellent exercice) et ai fait un 2ème envoi. Et oup! je vois que c'est le 1er. Excuses donc pour ces longueurs, ce "trop".<br /> Que voulez-vous, il faut le temps que je m'y remette!
C
coucou Floraise...ben dis donc il y avait longtemps...<br /> Je dirais qu'il y a presque trop dans ce texte, et que tu nous emmènes sur des chemins très différents comme le dit Pivoine...<br /> Pour revenir vers une chute pour le moins inattendue...ce n'est que une histoire de tapis taché, alors que la rencontre avec le Brésilien donnait comme une note inquiétante.<br /> On s'attend dès le début à quelque chose de terrible...et ce n'est qu'un faux pas...<br /> Tout cela bien écrit...<br /> (C'est chouette que tu sois revenue...vous inquiétez pas les autres, Floraise et moi on est des copines très copines!)
P
Ce qui me frappe, c'est que ton texte est fait de contrastes: le contraste entre le personnage qui évoque les favelas, sa misère, la nostalgie qu'on sent chez lui d'une liberté... Les vacances à Rio... Et la réalité, brutale: la préparation d'un repas d'affaires. <br /> <br /> Le contraste du tapis taché (plutôt humoristique) et la note nostalgique de la fin sur la complicité des deux frères. Il y a beaucoup, beaucoup, beaucoup dans ce texte.
S
prequ'un an entre ton dernier texte et celui-ci: je suis allée vérifier!<br /> "ouf, ce n'est que ça! mais faut pas s'en faire."<br /> voilà ce que je lui dirais à ton p'tit gars si j'étais sa mère.
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